top of page
Catherine

Que vois-tu ?

Sur les bords de la Yamuna, deux huttes sans branchages étaient établies. Le fleuve les séparait.

Dans l'une vivait une sainte, dans l'autre enseignait un ascète. Afin d'éviter de commettre une impureté par le regard ou la pensée, ils avaient convenu, bien des années auparavant, au premier jour de leur retraite, quelle se baignerait au lever du jour et lui au coucher du soleil. Aucun, au cours des ans, n'avait jamais failli à cet engagement.

Or voici qu'un matin, la sainte, méditant, glissa en telle extase que le temps s'évanouit. Revenant enfin à ce monde, elle constata que la lumière était toujours celle du matin et partit vers le fleuve pour accomplir ses ablutions. S'étant plongée dans le courant, ayant répandu ses cheveux pour les laver, elle vit arriver l'ascète sur la rive opposée. Ce n'était pas l'aube mais la tombée du soir. Le jour avait passé sans qu'elle s'en aperçoive.

Afin de ne pas rompre sa promesse, elle sortit de l'eau et allait partir lorsqu'elle entendit l'ascète grommeler derrière elle :

- Mère, n'avez-vous pas honte ?

Elle fit volte-face. Son sari ruisselant moulait un corps fatigué par les ans. Elle répondit, tranquille et droite :

- Honte, moi ? Non. Si tu attends la honte, c'est que tu la connais. Elle est en toi, pauvre homme.

Il savait bien qu'il n'était pas un sage et que ceux qui venaient à lui, persuadés d'en rencontrer un se trompaient, mais comment avait-elle pu, en un instant, deviner sa misère alors qu'ils ne s'étaient pas revus depuis des années ?

- Mère, pourquoi m'accusez-vous ?

- Que vois-tu ?

- Un corps de femme où collent des cotonnades.

- Fumée des apparences. Regarde ! En vérité, seul est le Soi, ni mâle ni femelle.

Elle disparut soudain, ne laissant sur la berge que deux flaques d'eau grise, là où des pieds nus s'étaient posés. Il resta un moment interdit, puis décida de quitter sa hutte et ses illusions de sagesse. Il renvoya chez eux les disciples et traversa le fleuve. Il approcha de la cabane pour tenter d'étudier auprès de la sainte. Nul ne répondit à son appel.

Aux paysans du village voisin, il demanda où elle était. Ils lui apprirent que personne n'avait jamais habité la hutte qu'il désignait. Les villageois le regardaient bizarrement, se reculaient en disant :

- Si quelqu'un vous est apparu et si votre esprit n'est pas confus, c'est un démon ou bien un dieu.

Il partit s'installer loin de là, au bord du Gange. Il y médita seul et sincèrement, ne cherchant aucun savoir, aucun pouvoir, aucune gloire mais la seule Vérité. Au fil du temps, les villageois voisins prirent en affection sa simplicité. Aussi, lorsque après les pluies diluviennes, le fleuve grossit et qu'ils craignirent une inondation, ils vinrent le prévenir, le priant de quitter sa hutte au bord des eaux pour l'une ou l'autre maison du village, le temps que le fleuve s'apaise.

- Ne craignez rien, répondit-il totalement confiant, je vais prier le Seigneur, il me protégera.

Il resta là, ne changeant rien dans ses habitudes. L'eau continuant à monter arriva juste devant la hutte. Les vagues clapotaient au seuil du modeste logis. Les villageois accoururent encore.

- Venez chez nous, saint homme, il pleut toujours, vous risquez la noyade !

- Cessez donc de vous inquiéter. Le Seigneur n'abandonne pas ses enfants, sachez-le !

Malgré leur insistance, il reprit sa méditation, les pieds dans l'eau, le front dans les nuées.

Le lendemain l'eau pénétra dans la hutte. Il grimpa sur le toit, s'y assit, priant Dieu ardemment. Une barque accosta contre le mur mouillé.

- Si vous voulez vivre, venez au sec sur la colline, hâtez-vous !

- Hommes de peu de foi ! soupira-t-il avant de revenir à ses oraisons.

L'eau monta jusqu'au toit, elle caressa ses chevilles, entoura sa taille, atteignit son cou. Une barque passait, entraînée par le courant furieux. Le batelier jeta une corde pour qu'il s'accroche et rejoigne les passagers.

- Allez votre chemin, brave homme, Dieu vous bénit pour votre geste, c'est lui qui me soutient, je ne crains rien. L'eau submergea sa bouche et ses narines. La maison s'effondra sous lui.

Quand il sortit du tunnel de la mort, au seuil de l'autre monde, il se trouva devant le Dieu Vishnou lui-même.

- Ah, s'insurgea-t-il, je t'ai prié, tu m'as répondu que tu arrivais, et me voici mort. Est-ce ainsi que tu protèges ? Pourquoi m'as-tu trompé ?

- Je suis venu plusieurs fois.

- Mensonge ! Je ne t'ai ni vu ni entendu !

- Ces gens qui t'ont offert l'abri de leur maison, ces barques et ce batelier que tu as refusé d'entendre, qui donc était-ce sinon moi ? Trois fois je t'ai tendu la main ; toi, tu l'as refusée !

L'ascète demeura muet. Son esprit revit en un éclair la sainte, les villageois, le fleuve enflé, le dieu Vishnou, ombres dansantes au fond de sa mémoire. Ses illusions se dissipèrent comme fumées dans l'air du soir.

- Je ne suis rien, dit-il.

Il ne vit, n'entendit plus rien, et rien ne fut que Ce qui Est.

On dit qu'au bord du fleuve un sage se baigne au soir, et que seuls le distinguent des brumes les êtres en chemin vers l'Absolu. A ceux-là il parle. Il demande :

- Que vois-tu ?

bottom of page