Le Bouddha la vit arriver, son enfant mort sur les bras. Elle était pâle, ses yeux s'étaient creusés, vidés de larmes.
Toute l'eau de son corps avait coulé là, usant la couleur de l'iris, creusant des sillons dans la chair des joues.
Elle marchait, aveugle au monde, décidée à trouver de l'aide, quel qu'en soit le prix à payer, pour ressusciter son enfant. Une violence contenue l'habitait, une décision implacable, un courage surhumain. Elle vint à lui, et d'un geste étonnamment doux, comme si elle craignait de troubler le sommeil de ce fils qu'elle voulait réveiller, le déposa sur ses genoux.
Sa voix s'éleva, impérieuse et implorante, confiante mais brisée.
- Sauve-le, je sais que tu le peux si tu le veux !
Le Bouddha les regardait avec compassion : la mère déchirée, l'enfant mort. Elle insista :
- Sauve-le !
Il hocha la tête et lui dit :
- Trouve une maison où la mort n'a jamais frappé. Demande une poignée de riz. Dès que tu l'auras dans la main ton enfant revivra.
Elle partit en courant vers le premier village, riant, pleurant tout à la fois. Elle revivrait, bientôt, avec son fils.
Elle frappa à la porte de la première maison. Une vieille femme vint ouvrir.
- Une poignée de riz, pour sauver mon enfant !
- Prends, femme, et sois en paix !
Elle prit le riz, allait repartir en courant, mais s'assura :
- Il n'y a jamais eu de mort chez vous, n'est-ce pas ?
La vieille femme sourit gentiment et répondit :
- A mon âge, j'ai tant perdu d'êtres chers que mes morts sont plus nombreux que mes vivants !
La mère arrêta sa course, lui restitua son riz.
- Merci du fond du cœur, dit-elle. Le riz qui sauvera mon enfant doit provenir d'une maison vierge, où aucun défunt n'a jamais séjourné.
La vieille hocha la tête, son regard exprimait une tristesse ainsi qu'une profonde compassion. Elle bénit la mère.
- Ne t'arrête pas dans ce village. Ici toutes les maisons ont connu la mort. Je crains que ta route soit longue. Va et garde ce riz.
Il te nourrira en chemin.
La mère repartit jusqu'au village prochain. Un enfant l'accueillit au seuil d'une masure. Il était seul, sa mère venait de mourir.
Elle s'en fut plus loin dans la rue. L'homme qui l'accueillit avait perdu sa femme. Au troisième seuil :
- S'il vous plaît, une poignée de riz pour sauver mon enfant, si la mort n'a jamais frappé ici.
Mais ceux qui vivaient là avaient perdu leurs parents, leurs ancêtres. Elle frappa à toutes les portes, partout la mort avait frappé avant elle, partout les morts étaient plus nombreux que les vivants. Elle alla de villages en villages. Partout la mort était venue avant elle.
Alors, elle revint vers le Bouddha, repris son enfant des genoux du Seigneur de Compassion.
- Tout ce qui vient s'en va. Je le sais maintenant, dit-elle.
Elle baissa la tête.
- Je n'ai pas su jouir de chaque instant qui m'a été donné. Je croyais le bonheur aussi naturel que la vie.
Comme elle se détournait, son enfant sur les bras, la révolte à nouveau gronda dans son esprit.
- Certes, tout ce qui s'en vient s'en va, se dit-elle, mais pourquoi si tôt ? Cet enfant ne pouvait-il pas grandir ? Pourquoi l'avoir privé d'un juste temps de vie ? Quel mal avait-il fait ?
Elle revint vers le Bouddha, protesta :
- Pourquoi si jeune ?
- Il fut un homme juste et bon dans sa vie précédente. Il commit pourtant une erreur. Il n'est revenu en ce monde que pour épurer ce faux pas. La souffrance de l'enfant a suffit pour rétablir cette âme dans la pureté de l'Être. Tout Karma résorbé, le corps, n'ayant plus rien à accomplir, a été abandonné.
- Et ma souffrance, elle ne compte pas, elle ne crée pas de karma négatif ?
Elle secoua la tête, renifla ses larmes. Elle reniait obstinément l'évidence, refusant d'accepter l'innommable douleur qui ravageait son cœur. Retrouvant sa combativité, elle posa une fois encore le corps froid et raide sur les genoux du Bouddha :
- Rends-le moi, tu le peux !
- Tel qu'il est maintenant, il va vers l'Être. S'il revient ici, il risque d'accumuler un nouveau karma. Il lui faudra assumer plusieurs vies en ce monde de douleur avant de retrouver sa liberté. Songe combien la vie humaine est précieuse en cet univers. Elle seule permet de marcher consciemment vers l'état de Bouddha. Naître en tant qu'humain est aussi rare qu'il est difficile à une tortue de mer, ignorante de l'exploit attendu, de surgir en passant son cou dans un anneau ballotté par la tempête à la surface des vagues. Dois-je le réveiller ? Dois-je lui dire de revenir pour apaiser la souffrance de sa mère ?
L'enfant alors ouvrit la bouche :
- Ma mère ? dit-il. Quelle mère ? Depuis la nuit des temps, j'en ai eu des milliers : des tigresses, des bufflonnes, des biches, des démones, des déesses, des cobras, des vautours, des femmes. De quelle mère parles-tu ? Qu'elle mère dois-je rejoindre et consoler ? Pourquoi celle-ci plutôt qu'une autre ?
Un long silence lui répondit.
La mère pâlit, se redressa, déterminée. Un léger sourire vint dénouer le masque douloureux, une tendresse profonde plissa doucement les ridules autour des yeux fatigués.
Elle posa la main droite sur le corps de l'enfant, bénit simplement son départ :
- Sans peur ni désir sois en paix, lui dit-elle. Rejoins l'Être que tu es.