Alors qu'un jour un sage traversait un village, il vit sur le bord de la route une grande cage de bambou dans laquelle s’agitait un tigre. Les villageois l'avaient capturé et le tigre attendait le triste sort qui lui était réservé.
- Sage, dit le tigre en voyant l'homme, ouvre la porte et laisse-moi sortir pour que je puisse aller boire. J'ai tellement soif.
- Mais, tigre, dit le sage, si j'ouvre cette porte, tu me sauteras dessus et tu me mangeras.
- Que vas-tu penser là ? s'insurgea le tigre. Jamais je ne pourrais faire une pareille chose à quelqu'un qui me viendrait en aide. Fais-moi sortir juste une petite minute, pour chercher une goutte d'eau, je t'en prie.
Confiant en la parole du tigre, le sage ouvrit la porte de la cage et laissa sortir le félin. Cependant, dès que celui-ci fut dehors, il sauta sur le sage pour le dévorer.
- Tigre, cria le sage, tu m'as promis de ne pas me manger. Ce que tu fais là n'est ni honnête ni juste !
- Au contraire, c'est tout à fait honnête et juste, répondit le tigre. Je ne suis pas plus menteur que vous êtes humains. N'avez-vous jamais tenu vos promesses envers les animaux ? Vois-tu comment vous traitez les autres êtres de la création ? Ce qui vous intéresse, c’est notre viande, notre peau, notre lait, notre ivoire. Vous nous massacrez sans vous poser de question. Nous sommes vos esclaves parce que vous croyez que nous vous sommes inférieurs. Devant cette avalanche de récriminations, le sage ne put malheureusement qu’acquiesçait. Toutefois, il déclara fermement que tous les hommes ne se comportaient pas tous de manière aussi féroce. Le tigre réfléchit un moment et comme il aimait jouer avec sa nourriture, proposa au sage un pari :
- Je vais te donner une chance de me démontrer que tous les hommes ne sont pas aussi mauvais que je le pense. Nous allons continuer ensemble ton chemin et nous consulterons les cinq premiers êtres que nous rencontrerons. Nous leur demanderons ce qu’ils pensent des hommes et s’ils méritent d’avoir la vie sauve. Si un seul va dans ce sens, je t'épargnerai, sinon tu finiras dans mon estomac.
Le sage accepta le marché et repris son chemin accompagné du tigre. Le premier être vivant qu'ils rencontrèrent fut un grand banian.
- Banian, dit le sage, est-il juste et honnête que le tigre veuille me manger après que je l'ai fait sortir de sa cage ?
Le banian leur répondit d'une voix lasse :
- Pendant l’été, quand le soleil est brûlant, les hommes viennent s'abriter à mon ombre et se rafraîchissent avec mes fruits. Mais, quand le soir vient et qu'ils sont reposés, ils cassent mes branches et éparpillent mes feuilles. L'homme est négligent, il n'a que ce qu'il mérite.
Le tigre hocha la tête, remercia le banian et dit au sage :
- Poursuivons notre chemin.
Un peu plus loin, ils virent un buffle couché en travers du chemin. Le sage s'arrêta et lui dit :
- Buffle, est-il juste et honnête que le tigre veuille me manger après que je l'ai fait sortir de sa cage ?
Le buffle les regarda et dit d'une voix basse et profonde :
- Quand j’étais jeune et fort, mon maître me faisait travailler dur et je le servais bien. Je portais de lourds fardeaux et traînais de grandes charrettes. Maintenant que je suis vieux et faible, il me laisse sans eau et sans nourriture, mourir sur le chemin. L'homme est ingrat, il n'a que ce qu'il mérite.
Le tigre hocha la tête, remercia le buffle et dit au sage :
- Poursuivons notre chemin.
À l’orée d’un petit bosquet, ils aperçurent un paon qui s’entraînait à faire la roue. Le sage l'interpella :
- Paon, est-il juste et honnête que le tigre veuille me manger après que je l'ai fait sortir de sa cage ?
- Les hommes, répondit le paon, sont perfides et ingrats. Nous vivons heureux en embellissant la nature de nos brillantes couleurs et les hommes ne cessent de nous capturer pour nous maintenir en captivité dans des enclos où ils volent nos œufs et nos belles plumes. Nous finissons rôtis à la broche au-dessus d’un feu d’herbes odorantes. Non, l'homme n'est pas bon ; il est vaniteux et avide, il n'a que ce qu'il mérite.
Le tigre hocha la tête, remercia le paon et dit au sage :
- Poursuivons notre chemin.
Près d’un ruisseau, ils aperçurent un serpent qui se désaltérait. Le sage lui demanda :
- Serpent, est-il juste et honnête que le tigre veuille me manger après que je l'ai fait sortir de sa cage ?
- Les humains ? siffla le serpent, mais c’est la pire engeance de la création ! Dès qu’ils nous aperçoivent, ils nous tuent sans pitié juste pour le plaisir et justifient leurs actes barbares en disant que nous sommes des démons et que nous n’avons rien à faire sur cette terre.
- Vous ne vous comportez pas toujours très bien, risqua le sage.
- Comment ? Jamais nous ne vous attaquons si vous ne venez pas nous déranger, reprit le serpent. L'homme est méchant, il n'a que ce qu'il mérite.
Le tigre hocha la tête, remercia le serpent et dit au sage :
- Poursuivons notre chemin.
Bientôt, ils rencontrèrent un petit chacal, trottant gaiement sur la route. Le sage lui demanda :
- Chacal, est-il juste et honnête que le tigre veuille me manger après que je l'ai fait sortir de sa cage ?
- Plaît-il ? demanda le petit chacal.
- Je dis, répéta le sage, est-il juste et honnête que le tigre veuille me manger après que je l'ai fait sortir de sa cage ?
- Cage ? répéta le petit chacal d'un ton distrait.
- Oui, oui, sa cage, reprit le tigre, Nous voulons avoir ton avis. Qu'en penses-tu ?
- Oh ! dit le petit chacal. Vous voulez mon avis ? Alors, je vous prierai de parler bien distinctement, car je suis quelquefois assez lent à comprendre. Qu’est-ce qu'il y a ?
- Penses-tu, dit le tigre, que je puisse le manger après qu'il m'ait fait sortir de ma cage ?
- Quelle cage ? demanda le petit chacal.
- Celle où il était, dit le sage.
- Mais je ne comprends pas bien, interrompit le petit chacal. Tu dis que tu l'as délivré ?
- Oui, dit le sage. C'est arrivé comme ça : je marchais le long de la route, je vis le tigre...
- Oh ma tête, gémit le petit chacal. Je ne pourrai jamais comprendre, si tu commences une si longue histoire. Il faut parler plus clairement. Quelle sorte de cage ?
- Une grande cage en bambou, dit le sage.
- Ça ne me dit rien du tout, fit le petit chacal. Vous feriez mieux de me la montrer, ainsi, je comprendrais tout de suite.
Ils rebroussèrent donc tous chemin et arrivèrent à l'endroit où se trouvait la cage.
- A présent, voyons un peu, dit le petit chacal. Homme, où étais-tu placé ?
- Juste ici, sur la route, dit le sage.
- Tigre, où étais-tu ? demanda le petit chacal.
- Eh bien ! dans la cage naturellement, dit le tigre, qui commençait à s'impatienter et qui avait bien envie de les manger tous les deux.
- Oh je vous demande pardon, dit le petit chacal. Je suis vraiment bien peu intelligent et ne peux pas me rendre compte. Si vous vouliez bien… Comment étiez-vous dans cette cage ? Dans quelle position ?
- Idiot ! Comme cela ! s'écria le tigre exaspéré en sautant dans la cage ; là, dans ce coin, avec la tête tournée de côté.
- Oh merci, dit le petit chacal. Je commence à voir clair, mais, encore une chose, pourquoi y restiez-vous ?
- Ne peux-tu pas comprendre que la porte était fermée ? hurla le tigre.
- Ah, la porte était fermée ? Comment était-elle fermée ? reprit le petit chacal.
- Comme cela, dit le sage en poussant la porte.
- Comme cela ? très bien, dit le petit chacal. Mais, je ne vois pas de serrure. Ce n’est pas très solide. Pourquoi le tigre ne pouvait-il pas sortir ?
- Parce qu'il y a un verrou, dit le sage en poussant le verrou.
- Il y a un verrou ? dit le petit chacal. Vraiment ? Eh bien, mon bon ami, dit-il au sage, maintenant que le verrou est poussé, je vous conseille de le laisser comme il est. Et pour vous, continua-t-il en s'adressant au tigre plein de fureur, je crois qu'il se passera un certain temps avant que vous ne trouviez quelqu'un d'aussi compatissant et honnête pour vous ouvrir.
Se tournant vers le sage, il lui fit un profond salut :
- Adieu, homme, dit-il. Votre chemin va par ici et le mien va par là.