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Catherine

Béquilles

Le roi tomba de cheval.

Il se brisa si gravement les jambes qu'il en perdit l'usage. Il apprit donc à circuler avec des béquilles, mais supportait mal son invalidité. Voir autour de lui les gens valides de sa cour lui devint bientôt insupportable et lui gâta l'humeur. Il refusa de se montrer amoindri.

- Puisque je ne peux pas être semblable aux autres, se dit-il un matin d'été, chacun sera semblable à moi.

Il fit donc publier dans ses villes et villages l'ordre définitif que chacun s'embéquille, sous peine de mort immédiate. Du jour au lendemain, le royaume entier fut peuplé d'humains invalidés. Au début, quelques provocateurs sortirent au grand jour sans aucun support. Il fut certes difficile de les rattraper en courant, mais tous furent un jour ou l'autre arrêtés, condamnés, exécutés pour l'exemple. Nul n'osa réitérer la provocation. Afin d'assurer la sécurité de leurs enfants, les mères enseignèrent d'emblée à leurs bambins à marcher avec des béquilles. Il fallait s'y faire, on s'y fit.

Le roi vécut très vieux. Plusieurs générations naquirent sans jamais voir personne circuler librement sur deux jambes. Les anciens disparurent sans rien dire de leurs lointaines promenades, sans oser ensemencer dans l'esprit de leurs enfants et petits-enfants le dangereux désir d'une marche indépendante. À la mort du roi, quelques vieillards tentèrent de se libérer des béquilles, mais il était trop tard, leurs corps usés en avaient besoin désormais.

Les survivants, pour la plupart, ne savaient plus se tenir droit. Ils demeuraient prostrés sur quelque siège ou allongés dans un lit. Ces tentatives isolées furent considérées comme de doux délires de la part de vieillards séniles. Ils eurent beau conter qu'autrefois on marchait librement, sans béquilles, on les considéra de haut, avec l'indulgence joyeuse accordée aux radoteurs.

- Mais oui, grand-père, allons, c'était sans doute au temps où le bec des poulets était orné de dents !

Loin, là-haut dans la montagne, vivait un solide vieillard solitaire qui, sitôt le roi défunt, jeta sans hésiter ses béquilles au feu. Depuis des années, il n'avait jamais utilisé les béquilles chez lui ou seul dans la nature. Il les utilisait dans le village pour éviter les ennuis mais, n'ayant ni épouse ni enfant, il ne s'était pas privé du plaisir de sa belle et bonne marche. Il n'exposait personne d'autre que lui, et encore très secrètement !

Le lendemain matin, il sortit vaillamment sur la place du village, se dressa devant les villageois médusés :

- Écoutez-moi, il nous faut retrouver notre liberté de mouvement, la vie peut reprendre son cours naturel car le roi invalide est mort désormais. Demandons que soit abrogée la loi qui contraignait les humains à marcher avec des béquilles !

Tous le regardaient, les plus jeunes furent immédiatement tentés. La place grouilla bientôt d'enfants, d'adolescents et autres sportifs qui essayaient d'avancer sans béquilles. Il y eut des rires, des chutes, des écorchures, des bleus, mais aussi quelques membres cassés car les muscles des jambes et des dos n'avaient jamais appris à porter les corps.


Le chef de la police intervint :

- Arrêtez, arrêtez ! C'est trop dangereux. Toi, l'ancien, va vendre tes talents dans les foires. Il est clair que les humains ne sont pas faits pour marcher sans béquilles ! Vois ce que ta folie a provoqué de plaies, de bosses et de fractures ! Laisse-nous vivre normalement. Disparais, et si tu veux vivre tranquille, ne tente plus de dévoyer cette belle jeunesse !

L'ancien haussa les épaules et s'en revint à pied chez lui. La nuit venue, il entendit gratter discrètement à sa porte. C'était si léger qu'il attribua ce bruit à une branche agitée par le vent. Il n'ouvrit pas. Alors quelqu'un frappa nettement à la porte.

- Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? demanda-t-il.

- Ouvrez, grand-père, s'il vous plaît, chuchota une voix.

Il ouvrit. Dix paires d'yeux brillants le regardaient ardemment. Un gamin s'avança et murmura :

- Nous voulons apprendre à marcher comme vous. Accepteriez-vous de nous prendre pour disciples ?

- Disciples ?

- Maître, c'est là notre désir.

- Enfants, je ne suis pas un maître, je ne suis qu'un humain en bon état de marche, au sens le plus simple du mot.

- Maître, s'il vous plaît, plaidèrent-ils ensemble.

L'ancien eut envie de rire, mais, les contemplant un moment, il fut ému. Il comprit que l'affaire était grave, essentielle même, que ces enfants-là étaient courageux, ardents, pétris de vie. Ils portaient les chances de l'avenir. Il ouvrit sa porte largement pour les accueillir. Des mois durant, sans rien dire à personne, ils vinrent seuls ou par deux pour rester discrets.

Quand ils furent assez habiles, ils allèrent à pied, ensemble, au village.

- Regardez, dirent-ils, voyez-nous, c'est facile et c'est joyeux ! Faites donc comme nous !

Une vague de panique envahit les cœurs craintifs. On fronça les sourcils, on les montra du doigt, on s'effraya beaucoup. La police vint à cheval pour faire cesser le scandale. Le vieux fut arrêté, traduit en justice, condamné selon l'édit royal et exécuté pour avoir perverti dix innocents.

Ses disciples, révoltés par le traitement infligé à leur maître, plaidèrent haut sur les places qu'ils marchaient et s'en trouvaient bien, montrant à qui voulait les voir combien il était confortable d'avoir les mains libres et les jambes prestes. Leurs démonstrations furent jugées fallacieuses. Ils furent arrêtés, jetés en prison. On estima cependant qu'ils avaient été entraînés dans l'erreur et on leur accorda des circonstances atténuantes, aussi ne furent-ils condamnés qu'à des peines légères.

Certains obstinés ne voulurent pas renoncer à prétendre qu'il fallait marcher sans béquilles. La communauté inquiète, bousculée dans ses habitudes par leur étrangeté, les rejeta prudemment loin du village en leur conseillant une carrière dans les foires. Pour ceux qui étaient restés et qui insistaient vraiment trop vivement, il fallut parfois appliquer strictement la loi : en général, cependant, ils furent plutôt considérés avec commisération et traités comme les fous du village, tenus à distance des enfants ou des bonnes familles.

Aujourd'hui encore, on chuchote le soir à la veillée et à mots couverts qu'il existe malgré tout, ici et là dans le monde, de petits groupes qui ne semblent pas fous et qui prétendent marcher seuls, sans béquilles. C'est invérifiable. On enseigne aux enfants que ce sont là des contes.

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