Un dimanche matin, après avoir écouté la messe, deux saints regardaient en bas, sur la terre, ce que les hommes étaient en train de manigancer.
- Dis-moi, dit l'un après un long silence, as-tu été quelquefois heureux quand tu étais vivant ?
- Quelle idée ! répondit son ami en souriant. Personne sur terre ne peut être heureux ! Et toi ?
- Moi non, mais je suis convaincu que...
L'autre l'interrompit :
- Regarde-les, ils sont des milliards ! Aujourd’hui, c’est dimanche, une journée magnifique avec un soleil splendide, un délicieux petit vent frais, les arbres sont en fleur, ils devraient être contents, non ? Eh bien, fais-moi voir un être humain qui soit content, au milieu de tous, et je t’invite à dîner.
- Entendu, répondit le premier.
Il se mit alors à chercher attentivement et au bout d'un moment, s'exclama :
- Ah ! je le tiens peut-être...
- Où ça ? demanda l'autre.
- Sur cette place, là.
Il désigna du doigt un petit village.
- Au milieu de tous ceux qui sortent de l’église, tu vois cette petite fille ?
- Celle qui a les jambes arquées ?
- Oui, tout juste... mais attends un peu...
La petite fille, quatre ans, avait effectivement les jambes un peu arquées, maigres et fragiles, comme si elle avait été malade. Sa maman la tenait par la main et l’on voyait tout de suite que la famille devait être pauvre ; pourtant la petite avait une jolie robe blanche des dimanches.
Au bas des marches de l’église se tenaient des marchands de fleurs, un vendeur de médailles et d’images pieuses et un marchand de ballons, tenant d'une main une grappe merveilleuse de globes multicolores qui ondoyait au moindre souffle de vent. Devant l’homme aux ballons, la fillette s’était arrêtée, retenant par la main sa maman. Avec un petit sourire de séduction désarmante, elle levait les yeux vers elle. Dans ce regard il y avait un tel désir, une telle envie, un tel amour, que même les puissances de l’enfer n’auraient pu y résister.
C’est justement pour cela que le saint avait repéré la petite fille, en se tenant le raisonnement suivant :
- Le désir d’avoir un ballon est tellement irrésistible chez cette enfant que, si Dieu le veut, sa maman la contentera et elle sera inévitablement heureuse, peut-être seulement pour quelques heures, mais elle sera heureuse.
Les deux saints suivaient attentivement la scène qui se déroulait mais ne pouvaient pas entendre ce que la petite disait à sa maman ni ce que celle-ci lui répondait. En effet, les saints voyaient parfaitement depuis le Paradis ce qui se passaient sur terre mais les bruits et les voix ne leur parvenaient pas.
La maman voulut continuer, tirant par la main la fillette. Seulement, la petite se haussa sur la pointe des pieds, en fixant toujours les yeux de sa maman, l’intensité de ses regards implorants augmentant encore, si possible. Rien n'aurait pu résister à la prière qui était dans ses yeux, excepté la misère, car la misère n’a pas de cœur et ne s’attendrit pas sur le malheur d’une enfant.
La maman parla enfin à l’homme aux ballonnets et lui remit quelques sous. L’enfant fit un signe du doigt et l’homme détacha de la grappe un des plus beaux ballons, bien gonflé, d’un superbe jaune vif. La fillette marchait maintenant à côté de sa maman et continuait à contempler, incrédule, le ballon qui la suivait en flottant dans l’air, retenu par son fil.
Qui es-tu petite fille avec ton ballon tandis que tu traverses le village en ce dimanche matin ? Tu es la reine triomphante après la victoire, tu es la divine cantatrice portée en triomphe, tu es la femme la plus riche et la plus belle du monde, tu es l’amour partagé et heureux, les fleurs, la musique, la lune, les forêts et le soleil, tout cela à la fois, parce qu’un ballon de caoutchouc t’a rendue heureuse. Tes pauvres petites jambes ne sont plus malades, ce sont de fortes et robustes jambes.
La mère et la fille arrivèrent à leur maison dans un faubourg misérable et la maman entra dans la maison. La fillette s’assit sur un muret de pierre le long de la ruelle, regardant alternativement le ballon et les gens qui passaient : elle tenait à ce que le monde la vît et enviât son merveilleux bonheur ! Et, bien que la rue enfermée entre de hautes et sombres bâtisses ne fût jamais touchée par le soleil, le visage de l’enfant irradiait tellement qu’il illuminait les maisons alentour.
Parmi d’autres, un groupe de trois garçons passa. Des garnements endurcis qui regardèrent la petite fille qui leur sourit. L’un d’eux, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde, retira la cigarette allumée qu’il avait à la bouche et du bout toucha le ballon qui explosa. Le fil qui se tenait droit en direction du ciel retomba sur la main de la fillette, un petit bout de membrane ratatinée encore attaché à son extrémité.
Sur le moment, l'enfant ne comprit pas ce qui était arrivé et regarda pétrifiée les trois gamins qui s’enfuyaient en ricanant. Puis, elle se rendit compte que le ballon n’existait plus, l’unique joie de sa vie lui était enlevée à jamais. Son petit visage eut deux ou trois crispations avant de se déformer dans un sanglot désespéré. C’était une douleur démesurée, une chose sauvage et terrible qui n'avait pas de remède.
Habituellement, aucune rumeur ne parvenait au Paradis. Pourtant, les sanglots de la petite fille y arrivèrent et y résonnèrent d’une façon effroyable d’un bout à l’autre. Ce fut un coup pour les bienheureux occupés à leurs vertueuses délectations. Une ombre passa dans ce royaume de lumière et les cœurs se serrèrent. Qui ne pourrait jamais payer la douleur de cette enfant ? Les deux saints se regardèrent sans dire un mot.
- Quelle cochonnerie de monde ! grommela enfin l'un des saints, qui ne put réprimer une larme.
Celle-ci tomba droite vers la terre, laissant derrière elle un long sillage bizarre.
Quelqu’un en bas parla de soucoupes volantes.