Il y a quelque part dans ce monde un village qui porte le nom de "Roi au doigt d'or", car y vivait, il y a bien longtemps, un paysan très pauvre.
Il ne possédait pas le moindre arpent, ne mangeait jamais à sa faim, trimait tout au long de l'année mais ne se plaignait pas. Il pensait et disait qu'un jour viendrait où tout changerait. Or, un jour, justement, il vit passer huit Immortels dont le dernier était Le Boiteux. Il se mit à les suivre, sans être vu, croyait-il. Mais arrivé au bord du fleuve qu'ils allaient tous franchir, Le Boiteux dit aux autres :
- Qu'allons-nous bien pouvoir faire de ce mortel qui est sur nos talons ?
Il se retourna et dit au paysan :
- Écoute, si tu veux continuer avec nous, il te faut remplir trois conditions.
- Pas de problème, je veux bien en remplir cent s'il le faut.
- Bon, repris l'Immortel. Première condition : quand je te conduirai sur le fleuve, tu devras regarder droit devant toi et chasser de ton crâne toute pensée impure, sinon, tu tomberas et te noieras.
- Pas de problème.
- Deuxième condition : tu dois abandonner tout ce que tu portes.
- Pour ce que j'ai dans mon baluchon. C'est tout ce que je possède même si ce n'est pas grand-chose, mais si j'arrive jusque chez les Immortels, je n'aurai plus besoin de rien. Il jeta le baluchon dans le fleuve.
- Troisième condition : tu dois boire le nectar divin qui va te nettoyer de toute ta saleté terrestre et te faire plus léger pour passer sur l'autre rive.
- Je boirai, je boirai, si content que me voilà de goûter au breuvage divin ! s'exclama le paysan.
- Alors ramasse une feuille de melon et fais-en un cornet, dit Le Boiteux.
Le Boiteux tira de sa ceinture un minuscule flacon qu'il déboucha pour verser quelques gouttes de la précieuse liqueur dans le cornet. Le liquide était noir et gluant et l'odeur nauséabonde. Le paysan ferma les yeux et essaya de boire mais son estomac refusa et il repoussa le cornet.
- Impossible ! Comment peut-on boire une chose aussi infecte ?
- Tu ne veux pas ? Tu ne peux pas ? C'est ton affaire. Mais pourquoi insulter ce nectar sacré ? Maintenant, tant pis pour toi, rentre chez toi.
Le Boiteux lui prit la coupe et avala goulûment le breuvage. Le paysan supplia, mais en vain. Pourtant, Le Boiteux lui dit :
- Garde précieusement cette feuille. Elle te portera bonheur. Sache qu'avec tu peux soulager et guérir les malheureux. Mais si tu t'en sers mal, tout ira mal pour toi.
Il lui tendit la feuille de melon et s'en alla rejoindre ses compagnons. L'homme les regarda partir. Regarda la coupe qu'il avait dédaignée. Il vit alors qu'une gouttelette du nectar était restée dans le fond. Il essaya, du bout du doigt de ramasser le reste de ce liquide repoussant et porta à ses lèvres la goutte qu'il en avait récoltée. Il se sentit envahi d'une force douce. Il regarda le bout de son doigt et resta figé de stupeur : il brillait comme de l'or. Il pensa qu'il détenait sûrement, maintenant, un pouvoir magique qui allait faire sa fortune. Il repêcha son baluchon qu'une branche avait arrêté et rentra chez lui.
La chance tourna. Il devint miraculeusement un guérisseur doué et célèbre. Il lui suffisait d'introduire son doigt d'or dans la bouche d'un malade pour que celui-ci guérisse. Quand une épidémie de peste ravagea le pays, des populations de malheureux arrivèrent chez le paysan. Tous venaient se faire soigner par le roi au doigt d'or. Mais voilà qu'il eut alors la méchante idée de ne soigner que les riches et de les faire payer très cher. Les pauvres s'en retournaient ou alors vendaient tout pour venir faire guérir leurs parents, leurs enfants. Ils devenaient encore plus pauvres. Lui devenaient encore plus riche.
Or, un jour frappa à sa porte un vieux mendiant déguenillé.
- Qu'est-ce que tu veux ? Tu sais bien que je ne soigne pas les gueux ! s'exclama le guérisseur.
- Voyons, tu ne me remets pas ? Je suis pourtant un vieil ami, dit le mendiant.
- Je n'ai jamais eu d'ami aussi loqueteux, répondit l'homme.
- Essaye quand même de te rappeler, renchérit le mendiant.
- Va-t'en avant que je te chasse !
- Même si je te paye ?
- Combien tu peux me donner, pauvre bougre ?
- Plus que tu ne crois. Le miséreux sorti de sa poche une petite fortune.
L'homme changea immédiatement de ton :
- Bien sûr, si c'est ainsi, je vous soignerais bien volontiers. Excusez-moi. Veuillez être assez aimable pour ouvrir la bouche.
Il mit son doigt d'or dans la bouche de l'homme qui soudain changea d'aspect. Il eut devant lui Le Boiteux, furieux :
- Tu as donc oublié que tu devais soigner les pauvres et les malheureux ?
Puis il tendit son index vers la somptueuse maison de l'homme dont il ne resta plus la moindre trace à l'instant même. Il toucha le riche vêtement de l'homme. Dans l'instant même, celui-ci se retrouva dans ses loques de jadis. Il effleura le doigt d'or de l'homme qui s'évanouit de terreur.
Quand il revint à lui, il gisait dans ses pauvres hardes, les mains nues, la tête sur son baluchon.