La distance s'amenuisa entre le chasseur et le tigre qui le poursuivait.
Le souffle de l'homme se raccourcit. À l'orée du bois, une liane se balançait dans une trouée de soleil. Il la saisit, grimpa rapidement hors de portée du fauve, puis resta un moment les yeux clos, suspendu entre ciel et terre, essayant de calmer son souffle pour apaiser ses battements de cœur.
Sous lui, l'odeur puissante du tigre remplit l'espace. Le fauve tournait en rond en suivant dans l'herbe le mouvement de la liane. Il entendit son bâillement exaspéré. Il ouvrit les yeux. Vît l'animal dressé. Ses griffes battirent l'air si près de ses talons qu'il en sentit le vent. Il tira sur ses bras, entreprit une remontée.
La liane, sous la secousse, geignit et décrocha. Elle plongea d'un mètre. Le chasseur terrorisé lança ses poings suants aussi haut qu'il put, grimpa hors d'atteinte. La liane déstabilisée tournoyait, emportant dans ses rondes le chasseur saisi de vertige, de nausée. Soudain la valse devint secousses. Le tigre grondant, arc-bouté, avait saisi la liane entre ses dents. Il la tirait, la secouait afin de faire tomber sa proie.
L'homme leva les yeux, aperçut une branche proche, parvint à la saisir et, se tenant d'une main à la branche, de l'autre à la liane, il entreprit un rétablissement périlleux. Enfin, il s'affala à plat ventre dans une profusion de feuillage bruissant. C'est alors qu'il vit l'ours fort intéressé par ses manœuvres. Il était sur la même branche, entre le tronc de l'arbre et lui.
Le tigre, en bas, se mit à rire.
- Eh, frère ours, cet homme est un prédateur pour toi comme pour moi, notre ennemi commun. Jette-le au bas de l'arbre, je le dévorerai !
- Hélas, frère tigre, répondit l'ours. Ce prédateur arrivé chez moi devient un invité, je ne saurais l'en chasser. Les lois de l'hospitalité me l'interdisent formellement !
L'ours un instant contempla l'homme ridiculement accroché à la branche, puis, ayant eu sont content de spectacle pour la journée, grimpa sur une autre branche, s'y affala et s'endormit benoîtement. Il se mit à ronfler, plissant le museau quand les mouches bleues dérobaient à sa gueule un reste de miel.
Le chasseur, ayant repris ses esprits et sa force, se glissa de la branche au tronc, se mis enfin debout. Il souffla abondamment, s'essuya le front et lécha, aux commissures de ses lèvres, la sueur qui le brûlait.
Le tigre, en bas, décida de changer de proie. Il s'assit dans l'herbe, s'adressa au chasseur :
- Homme, cet ours bien nourri dort ; à son réveil il sera affamé. Alors il perdra tout sens de l'hospitalité et te regardera comme un gibier. Tu serais avisé de le pousser au sol. Moi, je pourrais m'en nourrir. Toi, tu partiras sans souci de moi qui aurais festoyé grassement, ni de lui qui sera trépassé.
L'affaire fut conclue en deux clins d'œil complices. L'homme se hissa jusqu'à l'ours endormi. Mais l'ours n'était ni sourd ni sot. Il quitta son lit de feuillage, saisit une branche, s'y balança tranquillement et se laissa glisser, hors de portée des deux compères, sur une branche proche.
- Ces hommes, tous pareils ! ricana le tigre. As-tu vu celui-là ? Il t'aurait poussé sans le moindre scrupule. Maintenant, tu peux me l'envoyer d'un coup de patte. Venge-toi ! Je l'attends.
- Non, dit l'ours, rien n'autorise que le code d'honneur soit brisé, pas même la duplicité et les intentions mauvaises d'autrui. Si longtemps qu'il sera dans cet arbre, cet homme demeure sous ma protection. Ensuite, que Dieu le protège !
L'ours s'installa sur une branche inaccessible au chasseur. Le tigre s'allongea à l'ombre du grand arbre. Il somnola d'un œil. Il savait que les fruits tombent toujours des branches.
L'homme veilla trois nuits sans boire ni manger, puis, épuisé, dégringola dans la gueule de son destin, fruit de ses actions passées.