Un vieux matou, mathématicien émérite et incroyablement paresseux, somnolait à l'entrée d'un temple. De temps à autre, il entrouvrait un œil pour compter les mouches du voisinage et replongeait presque aussitôt dans sa douce léthargie.
Shiva vint à passer par là. Émerveillé par la grâce naturelle toute féline que l'animal avait conservée malgré un embonpoint considérable dû à son oisiveté, il lui demanda :
- Qui es-tu et que sais-tu faire ?
L'autre, sans même entrebâiller les paupières, marmonna :
- Je suis un vieux chat savant et je sais parfaitement compter.
- Magnifique ! Et jusqu'où peux-tu compter ? demanda Shiva.
- Mais voyons, je peux compter jusqu'à l'infini, bailla le félin.
- Dans ce cas, fais-moi plaisir. Compte pour moi, compte...
Le chat s'étira, bailla profondément, puis, avec une petite moue de dédain amusée, se mit à réciter :
- Un... deux... trois... quatre...
Chaque chiffre était prononcé d'une voix plus murmurante et vague que le précédent et, à sept, le chat était à moitié endormi. A neuf, il ronflait carrément, abîmé dans un sommeil béat.
- Puisque tu sais seulement compter jusqu'à neuf, décréta le souverain des sphères, je t'accorde neuf vies.
Et c'est ainsi que les chats disposèrent de neuf existences.
Mais Shiva, qui est aussi un subtil philosophe, médita longuement. Le matou lui avait assuré qu'il pouvait compter jusqu'à l'infini. Certes, il s'était arrêté au chiffre neuf, puis s'était endormi. Or, le sommeil, sans nom, sans forme, sans pensée, n'est-il pas une fidèle préfiguration de l'infini ?
Alors Shiva compléta son décret :
- Au bout de ses neuf vies, le chat accéderait directement à la félicité suprême.