Un paysan rentrait chez lui après une dure journée de labeur.
Il avait sur le dos un sac de farine, provenant d'un moulin voisin.
L'homme était fort content de lui et, à son épouse, il déclara :
- Regarde combien je suis digne de louanges ! Bien que mon sac soit très lourd, je l'ai porté avec de plus en plus de facilité.
Mais l'épouse en question rétorqua :
- C'est surtout la preuve de ta forfanterie, car il y a un trou au fond de ton sac et celui-ci est complètement vide.
Mortifié, le malheureux éconduit jura de se racheter. L'aube le trouva sur la route du moulin, poussant devant lui une brouette. C'est là qu'un nouveau sac de farine finit par atterrir. Tout se passait fort bien et le brave homme musardait à loisir, d'autant plus qu'il était dégagé de tout fardeau. Or, voilà, qu'au détour du chemin, il tomba nez à nez avec un ami de longue date.
Ce dernier l'invita aussitôt dans son modeste logis :
- La chaleur est accablante, viens donc te désaltérer avec une bonne bière.
La bonne bière eut tendance à se multiplier tout au long de la journée et le soir venu trouva encore les deux compères devisant gaiement autour de verres vides. Soudain conscient de la nuit qui tombait, le paysan prit congé de son compagnon. Mais le destin avait décidé de lui jouer un nouveau mauvais tour. En son absence, le sac et la brouette avaient disparu...
Les remontrances furent à la hauteur de sa stupidité et l'époux, penaud, ne put qu'acquiescer aux vertes paroles de sa femme, d'habitude si charmante. C'est, cette fois-ci, accompagné de l'âne de la maison que l'infatigable voyageur fit sa troisième tentative. Son épouse, peu encline à l'indulgence, avait déclaré, la veille, que l'animal, lui, avait souvent fait preuve de sagesse et d'intelligence et qu'il saurait accomplir sa tâche sans jamais faillir... Piqué au vif, le mari jura de montrer sa bonne volonté et sa détermination.
Mais le sort a souvent tendance à s'acharner sur les mêmes proies et l'équipage venait à peine de partir que, sur le sentier, entre deux pierres, une vipère se mit à siffler rageusement. Affolé, l'âne s'enfuit à triple galop, laissant son maître totalement désemparé et effrayé. Non pas par le serpent, mais à l'idée de ce qui allait advenir, une fois revenu dans son foyer.
Les seules paroles de son épouse furent :
- Il faut que je me rende à l'évidence, je dois y aller moi-même.
Arrivée au moulin, la paysanne trouva porte close. Le meunier avait décidé d'aller batifoler dans la ville voisine et ne donnait aucune date de retour. Dégoûtée par l'inconstance masculine, la fermière, désespérée, crut être l'objet d'une malédiction.
Assise au bord du fossé, elle pleurait à chaudes larmes, gémissant sur la dureté de son existence quand apparue sur le chemin une femme, courbée en deux sur une canne et marchant à grand peine, s'avança vers elle :
- Eh bien, drôlesse, pourquoi tant de chagrin ? demanda-t-elle.
D'être interpellée si cavalièrement, la paysanne redressa vivement la tête et lorgna avec méfiance la vieille. Mais le regard de la nouvelle venue était plein de compassion, alors, redoublant ses pleurs, l'infortunée lui fit part de ses mésaventures, incriminant, à tour de rôle, son mari, le meunier, le voleur, l'âne et le serpent.
La vieille femme lui répondit :
- Et qu'en est-il du sac à l'origine de tous vos malheurs ? Tout est arrivé à cause d'un trou, ne l'oubliez pas ! Le fautif n'est-ce pas plutôt l'artisan qui a fabriqué ce maudit sac ? Et quel est le tisserand qui lui a vendu une toile de si piètre qualité ? Et le paysan a-t-il consciencieusement labouré sa terre, pour y semer des graines de jute ? Finalement, je crois que le grand coupable c'est le créateur lui-même, qui a laissé la farine s'échapper du sac... Il est facile de chercher et trouver un coupable, mais il est bien plus dur de trouver la faute en soi.
Entendant ces paroles de sagesse, la paysanne sécha promptement ses larmes, remercia l'inconnue et s'en retourna joyeusement dans sa demeure. Un baiser sur la joue d'un époux pardonné, n'est-ce pas cela qui rend le pain meilleur ?