Oubliez tout ce qu'on vous a appris, c'est à une nouvelle manière de penser l'homme que Matthieu Ricard appelle. Moine, bouddhiste et disciple du Dalaï lama, il est l'auteur de ce plaidoyer pour l'altruisme, en librairie depuis septembre 2016. Un ouvrage à l'ambition encyclopédique, mais aussi laïque, qui déborde de pertinence en période de crise.
Les preuves sont là. Non, nous ne sommes pas des êtres égoïstes mus par le seul désir de maximiser notre intérêt. Non, la société n'est pas plus violente aujourd'hui qu'hier. Oui, nous pouvons changer notre manière d'être et donc coopérer davantage, pas seulement à un niveau individuel mais aussi à un niveau collectif. Qu'il s'agisse de l'économie, d'environnement, de notre bien-être et de nos relations aux autres, nous gagnerions tous à reconnaître et à cultiver l'altruisme.
Ce n'est pas uniquement le moine qui le dit, c'est surtout la science. De l'évolutionnisme à la neurologie en passant par la psychologie, mais aussi l'analyse de données concernant les conflits, tout concourt à montrer que l'altruisme est non seulement inné chez l'homme, mais qu'il peut aussi être créé. Devenir meilleur est littéralement à portée de main, à condition d'accepter ces évidences que nous avons oubliées.
Journaliste : La science le montre, l'altruisme est partout, inné chez les enfants, présents chez les animaux. Alors pourquoi avoir écrit ce livre ?
M. Ricard : Parce que tout le monde ne pense pas comme ça. Il y a souvent cette idée que nous sommes tous des égoïstes. Quand j'ai travaillé sur le sujet, je pensais que l'altruisme existait, que ce n'était pas la peine de le prouver, mais je ne m'attendais pas à ces courants de pensée très forts comme les philosophes à partir du dix-huitième siècle, les psychologues du début du vingtième siècle ou les économistes néoclassiques pour lesquels l'altruisme est inconnu. L'altruisme, ils n'y croient tout simplement pas. En résumé, ils disent : gratter à la surface d'un altruiste et c'est l'égoïste qui va saigner. Autrement dit, si on est bien malin et perspicace, on trouvera toujours une motivation égoïste à un acte altruiste.
J : Et vous contestez cette idée ?
MR : Cette théorie de l'égoïsme universelle est un a priori. Il n'y a aucune étude scientifique qui donne la moindre crédibilité à cette idée. Mais comme elle demeurait dans l'ère du temps, des scientifiques se sont dit : il faut montrer que l'altruisme existe grâce à des expériences. Un grand psychologue américain a travaillé dessus pendant 25 ans avec tout son laboratoire. Il a mis au point une trentaine de stratagèmes pour distinguer les comportements égoïstes des autres, et notamment de la détresse empathique, l'idée qu'on ne supporte pas voir souffrir les autres et qu'on leur vient en aide pour soulager notre détresse. Finalement, ils se sont rendu compte que certaines personnes se comportaient de manière authentiquement altruiste quelles que soient les circonstances. Rien ne confirmait la thèse que dans tous les cas, on était égoïste. Pour moi, ça revient à enfoncer des portes ouvertes, mais avec l'appui de la science cette fois-ci.
J : Qu'est-ce qui nous empêche d'être altruiste ?
MR : Plusieurs choses. D'abord l'idée que nous sommes tous égoïstes, que ce n'est pas la peine d'essayer. Or, si vous analysez les actes des individus tout au long de la journée on remarque qu'en moyenne 70 % de ceux-ci sont des actes qu'on pourrait qualifier d'entraide, comme tenir la porte ouverte à quelqu'un, des petits gestes. La banalité du bien est beaucoup plus présente dans notre existence que on le croit, c'est encourageant. Deuxièmement, il faut se dire voilà, je sais qu'il faut faire un minimum d'efforts pour apprendre à lire, à écrire, à jouer aux échecs, donc comment se pourrait-il que d'autres aspects de nos existences comme l'attention ou l'altruisme seraient déjà à leur optimum dès le départ ? Cela n'a pas de sens. Toutes nos capacités ont été entraînées jusqu'à un certain point. Donc, cultiver l'altruisme, c'est l'idée qu'être exposé régulièrement à une idée ou à une manière de penser va changer votre cerveau.
J : Et pour cultiver l'altruisme, vous dites qu'il y a une technique de plus en plus populaire, c'est la méditation.
MR : La méditation est un terme un peu mystique, exotique, mais la signification du mot méditation est cultiver, se familiariser avec une nouvelle manière d'être et cultiver ces qualités. Prenons l'altruisme. Il est évident que dans notre vie on connaît des moments d'amour inconditionnel vis-à-vis d'un enfant, de quelqu'un, d'un animal. Nous n'avons pas besoin de faire d'effort pour être altruistes à leur égard, souhaiter qu'ils soient en bonne santé, s'épanouissent dans l'existence. Le problème, c'est que ça ne dure pas. Cultiver, cela veut donc dire essayer de passer un peu plus de temps, par exemple dix minutes par jour, à emplir notre paysage mental d'amour altruiste, et si on est distrait, d'y revenir, s'il s'évanouit, de le raviver, c'est ça la méditation.
J : En quoi méditer peut-il nous faire changer ?
MR : L'expérience montre que sur le plan personnel, on constate une différence. C'est prouvé scientifiquement, validé par nos connaissances sur la neuroplasticité. Le cerveau change lorsqu'il est soumis à un entraînement quelconque, qu'il s'agisse de jongler ou de méditer. C'est le cas chez des méditants qui totalisent cinquante mille heures de méditation, mais aussi chez des personnes qui en ont fait vingt minutes par jour pendant un mois. Après quatre semaines de méditation quotidienne, on a observé des modifications fonctionnelles du cerveau, des modifications dans le comportement –plus de coopération, de comportements sociaux, d'entraide– et même structurelles. Par exemple, les zones du cerveau liées à l'empathie, l'amour maternel, les émotions positives, étaient déjà légèrement plus volumineuse, donc quelque chose s'est vraiment passé.
J : Est-ce que ça veut dire qu'il faudrait enseigner la méditation à l'école, au collège, au lycée ou à l'université ?
MR : Il faudrait enseigner la méditation, sous un autre nom, dès la maternelle et de manière totalement laïque et enlever totalement le label bouddhiste. La méditation est une technique. Depuis 30 ans, un médecin enseigne la réduction du stress grâce à la méditation de pleine conscience dans 300 hôpitaux aux États-Unis. C'est venu du bouddhisme, c'est maintenant totalement laïc. Autre exemple, celui d'un chercheur d'université et son programme d'entraînement à la compassion et aux comportements sociaux chez des enfants âgés de 4 et 5 ans. En dix semaines, grâce à trois séances de 30 minutes de méditation par semaine, on a réussi à stimuler les comportements altruistes chez les enfants. Les résultats sont incroyables.
J : Vous montrez d'ailleurs que les comportements altruistes existent déjà chez les animaux.
MR : Il a été mis en évidence des comportements comme celui de jeunes chimpanzés qui aident une vieille mère de leur espèce à s'hydrater parce qu'elle a du mal à se déplacer, prouve que l'altruisme existe chez les animaux aussi. Si les bonobos sont capables d'avoir ce genre de comportements, pourquoi pas nous ? Il y a des centaines d'exemples de ce type impliquant des animaux, aussi bien dans la nature qu'à travers des expériences réalisées en laboratoire.
J : Reconsidérer notre relation aux animaux serait une porte vers l'altruisme ?
MR : L'humain souffre d'une sorte de schizophrénie : nous sommes capables de manifester une certaine dose d'empathie et d'altruisme avec nos enfants, nos proches ou vis-à-vis d'autres êtres humains au travers de l'action humanitaire. Cependant, dès qu'il s'agit des animaux, l'être humain a une réticence à penser que ce sont des êtres sensibles à part entière. Bien sûr qu'ils ne vont pas aller manifester contre leur exploitation, ils n'ont pas une capacité d'engagement politique comparable à la nôtre. Mais ce serait absurde que les émotions, l'altruisme, l'empathie soient tombées du ciel uniquement pour et envers l'espèce humaine sans qu'il n'y ait eu des millions d'années qui ont préparé cela. Il n'y a aucune césure entre les différentes étapes de l'évolution.
J : Que faut-il faire dans ce cas ?
MR : Il faut revoir notre copie. Aujourd'hui, nous éloignons tous les abattoirs hors de notre vue : loin des yeux, loin du cœur. En réalité, on ne veut pas voir qu'un milliard et demi d'animaux terrestres sont tués par an pour notre consommation. Or, ces animaux ne sont pas des machines. C'est aberrant d'en faire des objets, ça n'a pas de sens. Gandhi disait que l'on peut mesurer le degré de civilisation à la façon dont les hommes traitent les animaux. Évidemment ils n'ont pas de plans à long terme, mais le manque d'empathie à leur égard menace le monde d'une psychopathie collective.
J : Mais en quoi être végétarien peut-il avoir un impact altruiste qui dépasserait le cadre de notre alimentation personnelle ?
MR : Je suis végétarien par choix car c'est beaucoup mieux pour les animaux mais aussi pour la santé et l'environnement. 775 millions de tonnes de maïs et de soja sont cultivées dans les pays en voie de développement afin d'être envoyés dans les pays développés nourrir les élevages industriels. Le rendement est nul. Il faut 10 kilos de protéines végétales pour produire 1 kilo de protéine animale. C'est le monde à l'envers.
Ensuite, il y a un coût humain, parce que ces légumes sont enlevés aux populations qui ont besoin de nourriture, mais il y a également un coût environnemental puisque les excréments des grands élevages bovins sécrètent du méthane, une cause du réchauffement climatique.
Enfin, il y a une question éthique vis-à-vis des animaux, de la santé humaine, de la pauvreté et de l'environnement. Selon les Nations Unies, manger beaucoup moins de viande serait une des meilleures façons de réduire les inégalités et les problèmes environnementaux. Il ne s'agit pas de devenir des végétariens fanatiques, mais de se réguler pour arrêter ce massacre permanent.
J : Il y a aussi l'économie tournée vers les profits, en quoi une pensée comme l'altruisme peut-elle être compatible avec elle ?
MR : La théorie de l'homo economicus est que l'homme est raisonnable et cherche à maximiser ses intérêts. C'est une caricature de l'être humain. Nombre d'économistes savent désormais que l'être humain ne se résume pas à ça, mais de nombreux modèles économiques ont été construits sur cette base. Néanmoins, beaucoup d'économistes mettent en avant le problème des biens communs : la qualité de l'air, les réserves d'eau douce, la démocratie. Cela concerne chacun d'entre nous.
Effectivement, si vous calculez uniquement votre intérêt personnel, vous n'avez aucune raison de vous en occuper. Donc, la seule voix valable pour les économistes est celle du "care", un terme meilleur que l'altruisme ou la compassion car si vous dites "I don't care", traduit par "je m'en fiche", ça la fout mal. Le "care" correspond donc à la sollicitude, au fait d'être concerné par autrui. De plus en plus d'économistes y croient et tentent d'imaginer un système qui ne soit pas fondé uniquement sur la maximisation des intérêts égoïstes. La société fonctionnerait beaucoup mieux et cela correspondrait davantage à la réalité parce que les gens ne sont pas tous des égoïstes forcenés.
J : L'altruisme, ce serait donc la pensée du XXIe siècle ?
MR : Absolument. C'est le fil d'Ariane qui relie le court terme de l'économie, le moyen terme de la qualité de vie et le long terme de l'environnement. Sans l'altruisme, il n'y a aucun système intellectuel capable de prendre en compte les trois. Un économiste pur et dur vit au jour le jour, sans penser à l'avenir. Mais s'il a une considération pour autrui, il fera en sorte d'améliorer la qualité de vie des autres. S'il y a davantage de considération pour autrui, détruire la planète est inenvisageable.
J : Pourtant, il y a toujours des conflits, de la violence...
MR : Il y a une cause aux violences, la déshumanisation de l'autre. On dit que ce sont des vermines, des pestes, des rats, on en fait des animaux. Il faut comprendre ces causes pour mieux lutter contre. Mais il y a aussi des forces qui créent une fausse idée de la réalité. Il suffit de regarder les actualités, il y a de la violence partout, la Syrie, le Soudan, les kalachnikovs à Marseille... Or c'est complètement faux. Si vous regardez l'évolution de la violence au cours des siècles, elle n'a cessé de diminuer au cours de l'histoire. En Angleterre au dix-septième siècle, il y avait cent homicides par an pour cent mille habitants, maintenant c'est 0,7.
En Europe, le taux a baissé de cent à cinquante fois par rapport à il y a trois siècles. Le nombre moyen de victimes par conflit dans le monde était de trente mille en 1950. Il est de neuf cents aujourd'hui. Bien sûr, il y a encore des conflits, mais si vous prenez l'ensemble global, il a diminué. La violence contre les enfants ou contre les femmes a diminué. Certes, il y a encore beaucoup à faire, mais beaucoup a déjà été fait.
J : On peut encore encourager la diminution de la violence.
MR : Des facteurs de réduction de la violence existent et on peut les encourager. Le statut des femmes, la démocratie. Prenons l'exemple de l'Europe. Au dix-neuvième siècle, il y avait cinq mille entités politiques en Europe, à l'époque de Napoléon environ deux cent cinquante, et aujourd'hui une cinquantaine, qui sont démocrates, qui font du commerce les uns avec les autres. Il n'y a aucune chance que la Belgique entre en guerre avec l'Italie, zéro. Les pays qui entrent en guerre ont une démocratie dysfonctionnelle. Il y a donc un progrès indubitable, il faut le reconnaître car c'est encourageant.
J : Qu'est-ce qui vous semble le plus encourageant dans la société contemporaine ?
MR : Ce qui me fait le plus espérer, c'est de constater cette évolution dans l'humanité. La bonté est bien plus présente dans nos vies que ce que nous imaginons. On peut la cultiver au niveau individuel, mais aussi au niveau sociétal.
Victor Hugo disait : rien n'est plus puissant qu'une idée dont le temps est venu. Je crois que l'âge de l'altruisme est venu.