Le premier confinement a imposé a beaucoup d'entre nous de tout arrêter du jour au lendemain, pour plusieurs semaines. Nous coupant de notre activité professionnelle, nous obligeant à mettre nos projets en suspens, à diminuer drastiquement nos interactions sociales... N'avons-nous pas vécu là quelque chose d’intéressant ? Comme si tout d’un coup, une multitude de stimulations cessaient ou chutaient fortement. Un début d’une réflexion sur le silence.
L'effet particulier de l’absence de bruits
Cette expérience a été intéressante parce qu’elle nous fait réfléchir à plusieurs dimensions de ce qu’on pourrait appeler le "silence". Il y a d’une part l’absence de bruit. C’est le silence extérieur, la réduction du niveau sonore, qui va souvent de pair avec un environnement plus calme, moins d’agitation, d’allées et venues de collègues, de machines, d’open-space. Mais il existe une autre forme de silence, qui correspond à l’arrêt même de l’activité, au repos et à l’immobilité. Cela se traduit par une réduction de la quantité d’informations que l’on reçoit, c'est un "silence attentionnel". Et enfin, il y a le silence de soi, où l’on finit par réduire le dialogue mental avec soi-même. Ces ruminations, ces réflexions sur ce qu’il faudrait faire, ce que l’on n’a pas encore fait, après qui on en veut, etc. Beaucoup de "bruit" dans la tête.
Le système nerveux autonome
Notre corps est parcouru par une multitude de nerfs qui en régulent les fonctions vitales. Une partie de ces nerfs forme le système autonome qui comporte lui-même une composante excitatrice (le système sympathique ) et une composante apaisante (le système parasympathique). Les bruits incessants, même à un niveau modéré, tendent à nous placer en état d’alerte. Il nous faut réactiver la voie apaisante, au moins de temps en temps. L’antidote à l’activation chronique du système sympathique est le silence.
En outre, le bruit va progressivement libérer des hormones de stress. C'est d'abord une nervosité, une hypervigilance et une hyperactivité, puis une fatigue, voire un épuisement. L’exposition chronique au bruit, au stress et au cortisol qui en découle tend à réduire le nombre de connexions que les neurones peuvent établir les uns avec les autres et finit par affaiblir le système immunitaire.
Même un bruit d’intensité modérée produit des effets négatifs. Évidemment, plus le bruit est fort, plus les dégâts sont importants. Une exposition au bruit, par exemple au voisinage des autoroutes et des aéroports, peut même entraîner une augmentation de la mortalité avec une dépression du système immunitaire et des maladies cardiovasculaires. Mais ces répercussions n’ont pas besoin de bruits intenses pour avoir lieu : ce qui active ces deux systèmes, c’est le caractère imprévisible et chaotique du bruit. Si vous êtes dans une pièce avec un frigo qui ronronne en continu, le stress sera faible et vous pourrez presque oublier la présence de ce son. Mais si des bruits surgissent de n’importe où et n’importe quand, sans motif prédictible pour le cerveau, comme c’est le cas dans un environnement urbain, le système se remet en route à chaque son intempestif. C’est aussi pour cela que les gens préfèrent écouter de la musique fort pour couvrir un bruit modéré, par exemple dans les transports en commun : la musique a une structure temporelle périodique.
Pour mettre en route les processus de régénération des tissus liés à l’activation du système parasympathique, il faut du silence. Le retour au calme est un facteur essentiel du bon fonctionnement du système autonome. Il se produit un constant rééquilibrage des fonctions d’activité et des fonctions d’apaisement et de régénération. Après une phase active, il faut une phase de régénération. Les sportifs savent très bien qu’il ne faut pas s’entraîner en permanence, et que des périodes d’entraînement doivent être suivies de périodes de repos. Cela vaut aussi pour notre système auditif, qui est, fondamentalement, un système d’alerte. Or un système d’alerte ne peut, par définition, être actif en continu.
Le silence de l’action et de l’attention
Le silence de l’action, c’est arriver à faire moins de choses, à s’apaiser. Cette baisse de régime va mettre en action le système parasympathique, facteur de repos et de régénération dans tout le corps. Trouver ce silence dépend moins de l’environnement extérieur que du bruit à proprement parler. Les postures d’immobilité, la respiration profonde, la parcimonie dans les déplacements, tout cela y contribue. Cela n'est pas forcément naturel dans une société d'hyper activité et d'hyper vitesse et où l’inaction nous fait horreur. Un chercheur a un jour placé des gens devant une table où ils devaient rester un quart d’heure sans bouger : Ces derniers préféraient encore manipuler un boîtier qui leur envoyait des chocs électriques de manière aléatoire plutôt que de ne rien faire. Pascal avait bien identifié cette démangeaison profonde qui habite l’homme, la difficulté à rester immobile dans un fauteuil. C’est pesant au début, mais au bout d’un moment cela change de manière subtile, et on commence à en percevoir les effets positifs.
Même chose, si vous faites des repas en silence. Cela peut paraître bizarre au début, car on est habitués à échanger des banalités pour ne pas éprouver de gêne sociale. Mais une fois passée une première barrière d’étrangeté, c’est très apaisant. Il est dans notre nature de bouger (c’est comme cela qu’Homo sapiens a recouvert la planète depuis des centaines de milliers d’années), mais il ne faut pas pousser la nature au-delà de ses limites. Aujourd’hui, nous sommes allés trop loin dans l’action, et pas assez dans la régénération. Nous vivons tous dans une économie à flux tendu de l’attention, de l’action. Nous sommes au-delà de ce que le cerveau humain peut endurer sur le long terme.
Le silence attentionnel
Le silence de l’attention, c’est arriver à moins se disperser, ne pas sauter d’une pensée à l’autre, se diriger vers un recentrage mental. Nous sommes bombardés d’informations : le matin au petit-déjeuner nous regardons les chaînes d’info en continu ou écoutons la radio, dans les transports en commun, nous scrollons des fils d’info, au travail, nous recevons des notifications... Sur notre téléphone portable cela n’arrête pas. La nuit certains d'entre nous dorment avec leur téléphone à côté d’eux pour ne rien rater, même à trois heures du matin. Notre attention est malmenée dans notre vie moderne alors que celle-ci est fragile et, tout comme notre corps, a besoin de phases de régénération. Notre temps de sommeil se réduit parce que notre attention est sursollicitée or dormir est nécessaire pour régénérer notre attention. C’est un cercle vicieux.
Au niveau cérébral, cette situation d’hyperactivité correspond à une mobilisation constante de notre système exécutif : ce sont les zones du cerveau qui traitent les stimuli du quotidien (un texte, une instruction, un mail à envoyer, un projet à présenter, un horaire à respecter, etc.) et qui y réagissent par des actions concrètes. Certaines personnes sont constamment dans l’action, obligées de prendre en compte des demandes, d’être disponibles, de se déplacer de réunion en réunion, d’être présentes pour les autres du matin au soir.
Le système cérébral qui pilote l’attention et l’action peut-il se briser ?
Si l’on va trop loin, c’est ce qui se passe. Il y a un palier à ne pas dépasser. En psychologie, il existe une courbe connue, la courbe de Yerkes et Dodson. Elle relie le degré de stress à ses performances. Elle a une forme de U inversé. Au fur et à mesure que l’on est de plus en plus stimulé, la performance augmente tout d’abord. Puis, elle atteint son maximum (le sommet du U inversé). Ensuite, si on continue d’augmenter les stimulations, les performances s’effondrent. Il faut donc toujours se demander si on conserve le même niveau de performance, ou si celui-ci commence à s’effriter ou se dégrader. Si l’on se rend compte qu’on commence à oublier des choses, à commettre des erreurs, c’est qu’on est allé trop loin. Il ne peut rien en ressortir de bon, comme un burn-out, par exemple.
Pourquoi cette courbe possède-t-elle cette forme ?
Elle est lié en partie au fonctionnement de notre cerveau. Quand nous sommes sollicité de façon répétitive, pendant des semaines, l’activation du système sympathique se traduit par la libération de noradrénaline. Cette molécule permet d’augmenter notre niveau d’attention et de vigilance. Nous sommes en éveil, en attention focalisée. Cette molécule se fixe sur une autre de forme complémentaire (récepteur de type alpha 2), qui stimule l’activité du cerveau. Vous êtes concentré, efficace. Mais quand la noradrénaline s’accumule trop, elle se fixe également sur un autre récepteur (alpha 1). Celui-ci a une action inhibitrice : il a tendance à bloquer l’activité cérébrale. Le cortex frontal commence à battre de l’aile or c’est lui qui assure des réactions flexibles et adaptées à l’environnement. En son absence, on bascule en mode automatique, on se transforme un peu en zombie. Ces personnes qui sont passés par-dessus la courbe en U inversé, on en voit dans les bureaux… Incapables d’analyser, mentalement distraits ou absents, dépassés quand il faut faire des choix. C’est pourquoi il est essentiel de maintenir un niveau adéquat de noradrénaline. Pour cela, nous avons de phases d’inaction et de silence.
Mais justement, quand on est épuisé, on rentre chez soi et on allume la radio, la télé, et on ne veut pas de silence.
Oui, c’est vrai. C’est pour cela que les personnes confrontées au vrai silence d’un paysage de montagne, ou d’un séjour de vacances au bord d’un lac où l’on vient chercher le calme, se trouvent mal à l’aise. Elles sortent d’une période d’hyperstimulation et doivent subitement faire face au calme et à l’absence de stimulations, parfois vécu comme un choc ou un facteur d’angoisse.
Notre cerveau n’est pas une lampe de chevet. On ne peut pas l’éteindre ou l’allumer à volonté. Si nous sortons d’une période de stimulation, le cerveau va avoir tendance à réactiver un certain nombre d’impressions, de pensées, de préoccupations ou d’actions qui ont été particulièrement soutenues durant la période précédente. Cette tendance à rejouer les choses permet d’ancrer les connaissances ou les savoir-faire. Si vous sortez d’un cours de guitare, votre cerveau va avoir tendance à réactiver les zones du cortex moteur qui pilotent les mouvements fins des doigts, même sans les bouger. Cela peut aussi le faire dans le sommeil. C’est bien pour apprendre à jouer d’un instrument, mais cela l'est beaucoup moins quand vous voulez vous reposer. Si pendant des semaines vous avez dû vous coucher tous les soirs à minuit pour finaliser des projets remplis de chiffres, ou pour régler des factures, les premières heures au bord du lac d’un calme parfait vont être des heures à ressasser en boucle toutes ces choses. Le silence est alors presque le contraire du silence.
On ne peut vraiment pas mettre son cerveau sur "stop" ?
Non. Nous pouvons tout au plus apprendre à canaliser son activité endogène, à lui mettre des garde-fous. Mais il n'est pas possible de l’arrêter. Un réseau cérébral spécifique (réseau cérébral "par défaut") entre en action quand nous ne faisons rien. C’est donc paradoxal parce que l’inaction devient action. Lorsque nous sommes face à l’inaction et au silence, il commence à se réveiller, à faire tourner des pensées en boucle. Ces pensées ne prennent pas une direction particulière, elles divaguent, et quand on ne sait pas trop quoi en faire, elles peuvent être perçues comme déstabilisantes.
Au début des expériences sur le ressenti subjectif des personnes qui entraient dans ce mode d’activité cérébrale, on s’est aperçu que la plupart du temps elles le vivaient comme un état mental désagréable. Lorsque nous sommes dans cet état, il a été mesuré qu’il nous vient souvent des pensées égocentrées, pas forcément nombrilistes, mais qui se rapportent à nous : souvenirs personnels, projets… Le réseau par défaut est lui-même composé de plusieurs maillons, chacun suscitant des composantes mentales différentes. Ainsi, certaines rêveries sont plus centrées sur ce qu’on souhaite faire, d’autres sur ce qu’on regrette du passé, sur les relations que l’on a eues, bonnes ou mauvaises. Mais globalement, ces moments sont perçus comme inconsistants, flottants. On cherche alors à faire quelque chose, on cherche des stimulations : on regarde une série, on joue à un jeu vidéo, on prend son téléphone, on allume le poste de radio ou de télévision. Ce n’est pas un repos régénérant.
Comment accepter de vivre avec son réseau par défaut ?
En accédant au troisième silence, le silence de soi. La vraie difficulté consiste à se retrouver avec soi, avec son réseau par défaut mais celui-ci ne nous obéit pas. C’est particulièrement inconfortable quand notre mode d’existence est fondé sur le contrôle, l'efficacité au travail, la maîtrise d'un outil, la ponctualité, l'organisation... D’un coup, nous voici avec quelque chose d’insaisissable, au cœur de l’individu.
Comment apprendre à vivre avec ? Le plus simple est probablement d’y être forcé, comme lors d'une convalescence. Une autre approche consiste à favoriser les moments de calme corporel, les postures d’immobilité, le ralentissement de la vie concrète. Un environnement favorable va aussi avoir un rôle à jouer : les pensées sont moins déstabilisantes face à un paysage apaisant comme la mer ou les montagnes que seul dans un petit appartement sans écran. La respiration, lorsqu’elle est profonde, joue un rôle important en réactivant le système parasympathique, ce qui va moduler la coloration des pensées : elles deviendront moins agitées, plus légères, moins braquées sur des problèmes à résoudre. Le silence est apprivoisé.
Peut-on avoir prise sur son mode par défaut ?
C’est le but de la méditation. Grâce à l’IRM on sait aujourd’hui que le cerveau passe par trois états durant la méditation. Tout d’abord, une phase d’attention focalisée, quand on se concentre sur sa respiration. Des zones liées aux fonctions exécutives entrent alors en action pour maintenir l’attention sur son objet. Puis intervient une phase de dérive, où l’attention n’arrive plus à rester fixée sur la respiration et où le réseau par défaut s’active, vous pensez à un problème professionnel, aux dernières vacances, à n’importe quoi. Lorsque vous vous en rendez compte (ce n’est pas instantané), c'est le réseau de neurones dit "réseau de saillance" qui intervient. Vous pouvez alors revenir à l’objectif de la méditation qui est de ramener votre attention sur la respiration. Vous entamez alors un nouveau cycle.
Finalement, pratiquer la méditation de pleine conscience revient à parcourir ce cycle. C’est cette alternance qui crée l’intérêt de la méditation. Si l’on est dans un état de dérive mentale, on en prend conscience et on revient à l’objet initial de l’attention.
Il s’agit donc, par un exercice appliqué, de faire rentrer le mode par défaut dans un cadre.
Une fois que vous y êtes arrivé, vous pouvez entrer dans le silence et bénéficier de ses bienfaits. Vous pouvez vous y aventurer parce que vous maîtrisez les règles du jeu, même la part non contrôlable de votre cerveau. Cela offre une certaine souplesse par rapport à son propre cerveau, en alternant entre action et inaction. Quand vous êtes focalisé, vous êtes dans l’action et dans la maîtrise. Quand vos pensées dérivent dans le réseau par défaut, vous êtes dans l’inaction et la non-maîtrise. Et quand vous vous situez au moment où vous détectez votre propre dérive mentale, vous êtes dans la pleine conscience, dans la vigilance. Il y a des avantages à cela : au bout d’un moment, votre réseau par défaut change légèrement.
Cela a été montré chez des grands méditants : leur mode par défaut est différent. On observe chez eux une désactivation d’une composante du réseau par défaut, qui se traduit par des pensées moins égocentrées. Les chercheurs y voient un corrélat neuroanatomique du sentiment "océanique" de fusion avec le monde extérieur, où le méditant se détache de son ego et de ses préoccupations personnelles. On se dirige vers un vrai silence de soi, un silence où l’on peut s’oublier. Cet état peut aussi s’approcher par le biais de l’émerveillement, lorsqu’on contemple une cascade, une forêt, une montagne monumentale.
Le silence est une quête. Et même si on ne l’atteint pas entièrement, le chemin qui y conduit est édifiant.