Trois fakirs et une mendiante arrivèrent au village depuis les quatre horizons.
Chacun espérait retenir toute l'attention et la générosité des villageois. Hélas pour la mendiante, elle était âgée, plutôt laide et décharnée, elle n'avait de surcroît ni parole ni talent particulier. Elle ne pouvait donc compter que sur la compassion que son état était susceptible d'inspirer.
Les trois fakirs se moquèrent d'elle et lui conseillèrent de continuer son chemin, mais il se faisait tard et elle était fatiguée.
Elle se colla contre la porte du temple, et faute d'espérer un secours des humains, elle pria la déesse Durgâ de l'aider.
Les trois fakirs sur la grand-place se mirent à s'interpeller, se défier, se provoquer à voix sonnante pour attirer les regards de tous. Dans le feu des rodomontades, l'un d'eux ramassa un vieil os, le brandit haut et prétendit :
- Vous voyez cet os, c'est un os de tigre, eh bien moi qui vous parle, à partir de lui seul je peux vous reconstituer tout le squelette de l'animal !
Sans hésitation, il marmonna un mantra et, merveille, le squelette entier d'un tigre apparut sur la poussière du chemin.
Le second haussa les épaules et affirma :
- Broutilles, je fais bien mieux que multiplier les os, par la puissance de mes mantras, je peux rendre son sang, sa chair, et sa toison au tigre !
Sans hésitation, il marmonna aussi un mantra et, merveille, le tigre fut là, le museau affalé parmi les herbes jaunes, le poil un peu terne mais bien rayé d'or et de noir.
Le troisième bomba le torse et s'avança, moqueur :
- La belle affaire que de rendre visible un pauvre tigre mort. Je fais bien mieux, par le sublime mantra auquel je fus initié, je suis capable de lui rendre la vie !
La vieille jusqu'alors muette ouvrit grand les yeux et s'écria :
- Fils, nous te croyons sur parole !
Mais le fakir tout gonflé de lui-même, chassant d'invisibles mouches entre elle et lui, rétorqua :
- Me croire sur parole, vraiment ? Tu crains que je me ridiculise. Tu supposes que j'exagère. Ah mais tu te trompes !
Sache que moi, ici présent, j'ai le pouvoir de jouer avec la vie. Et à quoi servirait un pouvoir qui resterait inutilisé ? Regarde, ébahis-toi, et prends-en de la graine.
Prestement la vieille glissa derrière la porte du temple que Durgâ referma sur elle, tandis que le troisième fakir rugissait son mantra de vie. Merveille des merveilles, le tigre se dressa aussitôt sur ses pattes, le poil rude, les canines scintillantes.
Superbe, il bondit élégamment, croqua les trois hommes. Depuis le temps que ses os séchaient, il avait grand faim.
Son festin achevé, la mendiante le vit se lécher les babines, s'avancer dans le temple et se confondre avec le grand tigre de marbre que chevauchait l'effigie de Durgâ.
La vieille encore tremblante, s'approcha du sanctuaire sans qu'aucun des brahmanes témoins de tout cela n'ose lui rappeler les limites fixées aux hors-caste de sa sorte. Pieusement, tendrement, comme une enfant parle à sa mère, elle brûla de l'encens, murmura des prières, revint modestement reprendre sa place dans l'ombre oblique du portail.
L'histoire, comme un vol de guêpes, bourdonna autour du village et chacun accourut, une offrande à la main, curieux de voir celle que Durgâ la déesse avait gardée de la folie des hommes.
Elle fut ainsi nourrie, logée, soignée, bien mieux qu'elle ne l'avait jamais été en cette vie. Elle demeura un temps dans le giron de la divine mère, près du temple. Un matin, elle repartit avec le vent.