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Catherine

C'est bien

Lorsque la mère de Chandra dut annoncer à son époux que leur fille était enceinte et qu'elle s'entêtait à ne pas désigner le père de l'enfant, tout le village en fut alerté.

Cris et gémissements, bruits de coups et supplications envahirent l'air calme et les fenêtres ouvertes.

On entendit de mots en bouillie sanglotante, des questions furibondes, des réponses inaudibles, puis un grand silence rompu par une exclamation :

- Non ! Quelle infamie !

Là-dessus, le père furieux devant, la fille embarrassée au milieu, la mère honteuse cachée sous le pan de son sari derrière, surgirent de la maison déshonorée. Ils prirent le chemin de la grotte où vivait un ascète, à l'écart du village.

Sur le seuil de la grotte encombré de broussailles, le père insulta le vieux solitaire qui avait osé briser son vœu de chasteté pour jouir sans vergogne de l'innocente maintenant encombrée du fruit de ses errements. L'ascète l'écouta sans bouger un orteil de son coussin d'herbes kusha.

- Hélas, dit le père, nous aurions dû vous chasser du village quand la bourse du marchand disparut à l'heure même où vous étiez prétendument occupé à mendier. Mais nous avons eu la faiblesse de croire qu'un ascète ne peut commettre de tels méfaits. Puisqu'en plus d'être un voleur vous avez déshonoré cette fille ainsi que notre famille, vous devrez la recevoir auprès de vous. Surtout ne comptez pas sur moi pour entretenir votre foyer !

- C'est bien, dit l'ascète.

Chandra resta debout devant lui, tête basse, tandis que ses parents s'éloignaient à grands pas. Derrière les fenêtres et les portes entrouvertes, chacun observait le retour des parents sans leur fille. Eux, humiliés, claquèrent la porte.

Chandra resta auprès de l'ascète qui la laissa sans mot dire s'installer au fond de la grotte. Il mit son coussin d'herbes à une distance respectueuse. La vie reprit son cours paisible. Il prit cependant un plus grand bol pour mendier sa pitance quotidienne. Il avait maintenant une nouvelle bouche à nourrir. Les villageois, outrés de son audace, lui claquaient les portes au nez. Ses récoltes furent plus maigres qu'elles ne l'avaient jamais été.

Le marchand détroussé, averti par les parents de Chandra que l'ascète n'avait pas contesté son larcin, vint sans tarder lui réclamer les roupies qui lui avaient été volées.

- C'est bien, les voici, dit l'ascète.

Il lui remit tout ce que contenait sa maigre bourse. Dès qu'elle eut accouché, Chandra disparut, laissant l'enfant auprès de l'ascète. Il se contenta de dire :

- C'est bien, je m'occuperai de toi.

Puis, prenant deux bols, l'un pour sa pitance, l'autre pour du lait, il partit au village mendier comme chaque jour. Les vieilles et les mères, soucieuses pour l'enfant, se glissèrent furtivement dehors pour lui donner en hâte un peu de lait avant que les voisins ne les voient et ne les en empêchent.

Au village voisin, un voleur de bourse fut arrêté, il n'en était plus à son coup d'essai. La bourse du marchand se trouvait, vide bien entendu, parmi celles qui furent retrouvées dans son bagage.

Le marchand, confus, vint rembourser l'ascète et lui présenter des excuses.

- C'est bien, dit le vieillard, gardez cet argent, il est vôtre, je ne reprends jamais mes cadeaux.

L'enfant commençait à s'asseoir lorsque Chandra revint avec le père de l'enfant. Le jeune homme était parti étudier loin du village sans rien savoir de sa paternité. Quand il avait vu Chandra au seuil de la chambre où il vivait, il s'était réjoui, car il l'aimait.

Elle lui avait raconté ce qu'elle venait de vivre. Il avait aussitôt décidé de l'épouser. Il passa d'abord ses examens afin d'être agréé par ses beaux-parents. Maintenant, il venait avec elle rechercher leur enfant.

Chandra se prosterna aux pieds de l'ascète :

- Pardonnez-moi d'avoir osé dire que l'enfant était de vous. J'étais si désespérée et tant effrayée devant la fureur de mon père ! Comme vous aviez déjà mauvaise réputation au village depuis la disparition de la bourse, il m'était facile de faire croire que vous m'aviez déshonorée, que j'étais innocente en quelque sorte.

- C'est bien, j'entends, répondit l'ascète.

Il bénit l'enfant, et le rendit à ses parents sans autre commentaire. Les parents de Chandra, terriblement honteux d'avoir cru leur fille et d'avoir indûment insulté un ascète, vinrent à leur tour se prosterner à ses pieds.

- Saint homme, le prièrent-ils, veuillez nous pardonner.

Il les releva gentiment, disant :

- C'est bien. Soyez en paix.

Les villageois, confus d'avoir laissé accuser l'ascète sans chercher à comprendre, vinrent le prier de pardonner, le couvrant de dons de toutes sortes. Lui se contentait de murmurer :

- C'est bien, merci.

Une fillette qui avait suivi toute l'affaire vint interroger l'ascète :

- Pourquoi as-tu laissé les villageois te couvrir de mensonges, et pourquoi réponds-tu toujours : c'est bien ?

- Vois-tu, Krishna dit : Le sage ne saurait se réjouir d'une conjecture agréable, ni s'effrayer en s'agitant dans une conjecture désagréable. Tout ce qui nous arrive est une occasion de progresser, un cadeau de Dieu, une porte ouverte sur une liberté toujours plus vaste. Honneur, déshonneur, injustice, équité, adoration ou rejet, tout cela n'est que jeu du divin, des vagues sur l'eau qui ne modifient en rien la réalité de l'océan.

Ne t'inquiète jamais des apparences, sache qui tu es en Vérité et demeure Cela.

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