Un jour qu'un pauvre peintre réuni les dernières roupies qu'il possédait pour aller s'acheter de la nourriture au marché, il vit dans une échoppe un petit chat tigré à vendre et, sans réfléchir, l'acheta. Ramené dans la masure, le chat renifla tout d'abord soigneusement chaque recoin du lieu puis il se mit à ronronner auprès du vieil homme.
Celui-ci lui servi une écuelle de viande que le chat renifla mais auquel il ne toucha pas. La semaine s'écoula ainsi sans que l'animal ne s'approche de la nourriture qui lui été servies chaque matin. Au matin du huitième jour, quelqu'un frappa à la porte de la maison.
Le responsable du temple en personne venait soumettre à l'artiste une demande inespérée : peindre une très grande fresque de la mort du Bouddha dans le plus grand temple de la ville. Cela voulait dire beaucoup d'argent, la célébrité et sûrement de nombreuses autres commandes ! Au moment où le vieil homme acceptait avec joie, le chat commença à lécher son bol. Après le départ du brahmane, le peintre se mit immédiatement à la création de la fresque. Selon la légende, le Bouddha, à l'aube de sa mort, reçu un ultime hommage de toutes les créatures de la terre, humains et animaux. Celles-ci se devaient donc d'être toutes représentées sur la fresque. Toutes, sauf le chat, qui ne se déplaça pas : trop orgueilleux, trop indépendant, trop... chat. Par cet acte, les chats furent maudits par la doctrine bouddhiste et exclus du paradis à tout jamais. Le peintre dessina donc le Bouddha allongé sur le flanc, couché sur un lit de pétales de roses. Plusieurs mois de travail furent nécessaires pour cela et le résultat fut extraordinaire.
Le petit chat, assis à côté du peintre, le regardait travailler sans bouger. Le vieil homme peint ensuite l'éléphant qui, toujours selon la légende, fut le premier à être venu rendre au Bouddha son dernier hommage.
Le chat, toujours là, était toujours absorbé par le travail du peintre.
L'artiste poursuivit sa toile, ce fut tout d'abord au tour du tigre et de tous les animaux de la création d'être dessinés : le cheval, la girafe, le hérisson, l'ornithorynque, le toucan, la gazelle... Le chat se tenait continuellement à côté du vieil homme, sans bouger.
Pendant ces longs mois, une complicité s'était tissée entre le chat et le peintre. Et ce dernier s'adressa un jour au petit félin : - Écoute mon chat, je ne peux pas te peindre dans la fresque parce que la légende dit que... enfin, tu vois... Le petit chat miaula tristement puis alla se rouler en boule au fond de la pièce. Le peintre en eu le cœur serré, face à un terrible dilemme : la gloire et la célébrité ou l'hérésie et la déchéance. Alors, juste à la fin du tableau, tout au bout, dans le plus petit coin, il dessina un petit chat. Le lendemain matin, en voyant la toile, le chat fut transporté de bonheur et tomba sur le côté... raide mort. Le peintre fut terriblement triste d'avoir perdu son ami et pensa être le responsable de ce décès. Le jour de l'exposition, la première réaction du public assemblé autour de l’œuvre fut unanime : - Incroyable ! dit l'un. On n'a jamais rien vu d'aussi beau ! s'exclama un autre. Extraordinaire ! dit un troisième. Ces compliments enthousiastes fusaient de toute part jusqu'à ce qu'un petit moine de rien de tout remarque la minuscule forme tout à l'extrémité du tableau et se mit à hurler d'indignation : - Un chat ! Trahison ! Hérésie ! Sacrilège !
La rumeur d'indignation enfla tellement que le responsable du temple dû faire évacuer les lieux avant que des incidents éclatent. Heureusement, la nuit vint et le sommeil finit par avoir raison de l'agitation. Le lendemain, le moinillon vint ouvrir les portes du grand temple et se frotta les yeux quand il vit la fresque promise au bûcher aux premières lueurs de l'aube. Il se précipita alors pour réveiller le brahmane. Lequel accouru, encore endormi, bougonnant, et se tut brusquement devant la fresque. Sur la toile, le Bouddha était tendu sur le flanc, prêt pour le nirvana, les traits rayonnant de béatitude. Tous les animaux venus lui rendre un ultime hommage se tenaient les uns derrière les autres, mais le chat, à l'extrémité de la fresque, avait disparu. Sûrement que les dieux ont voulu réparer le blasphème pendant la nuit et ont coupé la bordure de la fresque, se dit le brahmane.
Toutefois, quelque chose dans le tableau le perturbait, sans qu'il ne réalise encore ce que cela pouvait être. Un changement dans la représentation du Bouddha ? Dans son sourire ? Oh, pas grand-chose, presque rien sûrement...
Il regarda alors les mains du sage qui n'étaient plus représentées jointes mais légèrement entrouvertes, et entre lesquelles ronronnait un tout petit chat.