En avril 1924, la princesse Marie-Bonaparte publiait un article intitulé "Considérations sur les causes anatomiques de la frigidité chez la femme". Pour cette disciple de Freud, l’absence d’orgasmes vaginaux pouvait (devait ?) se corriger en rapprochant le clitoris de l’entrée du vagin. De préférence à coups de bistouri. Elle subira trois opérations chirurgicales successives… sans jamais connaître l’orgasme vaginal dont elle rêvait.
On se gardera de psychanalyser la psychanalyste, ou de moquer ses tentatives (il fallait un sacré courage pour tester cette théorie) mais, un siècle après Marie-Bonaparte, et depuis déjà des décennies, nous savons que les deux tiers des femmes n’atteignent pas l’orgasme par la seule grâce de la pénétration vaginale. Nous savons aussi que leur corps n’est pas dysfonctionnel : si le vagin était aussi sensible que le clitoris, l’accouchement serait encore plus douloureux. Les femmes refuseraient les grossesses, l’humanité disparaîtrait.
La pénétration vaginale est parfaite pour la reproduction. Elle n’est pas parfaite pour le plaisir des femmes. On pourrait se dire : intégrons d’autres pratiques dans notre répertoire, tout le monde sera content, cette diversité réglera notre problème de routine, on gagnera sur tous les tableaux.
Malheureusement, notre culture sexuelle est bonapartiste : elle s’acharne. Et elle produit en continu des stratégies permettant de contourner la réalité anatomique de la majorité des femmes… pour continuer à privilégier la pénétration. Je vous propose un petit tour d’horizon de notre créativité collective en la matière :
La technique d’alignement coïtal (aussi appelée "broyage de maïs", ça ne s’invente pas). Dans sa version simple, il s’agit de modifier vos positions du Kâma-Sûtra pour faire en sorte que la face dorsale du pénis frotte contre le clitoris… au détriment du confort des participants. Dans sa version compliquée, cette technique nécessite un rapporteur, un compas et du papier millimétré, pour adopter des angles spécifiques. Cerise sur le gâteau coïtal : personne ne semble vraiment d’accord sur la manière de procéder, on peut donc trouver des schémas opposés les uns aux autres. Bon courage pour "broyer votre maïs" avec des manuels aussi confus.
Les positions "magiques". Si elles fonctionnaient, 100 % des hétérosexuelles auraient des orgasmes pendant la pénétration.
Les cockrings vibrants. Non seulement la vibration a autant de chances d’engourdir le clitoris que de le faire décoller, mais, par nature, la pénétration consiste en des va-et-vient, ce qui signifie que le clitoris perd constamment le contact avec le sex-toy (imaginez une masturbation qui s’interrompt chaque seconde). L’idée, géniale sur le papier, est par ailleurs perturbée par des considérations bassement matérielles : l’objet doit rester de taille très raisonnable pour le confort de l’homme, mais, dans ce cas, premièrement, les moteurs manquent de puissance pour les femmes, deuxièmement, l’anneau en silicone a tendance à se casser. Les alternatives se heurtent au même souci : soit c’est discret, soit c’est efficace.
L’utilisation de sex-toys clitoridiens. Cette option fonctionne, mais elle n’est pas toujours très pratique : les "bons" vibrateurs ou pulsateurs prennent de la place, et, plus les corps des amants sont proches, plus les vibrations sont "écrasées". Il faut alors se concentrer sur quelques positions favorables, comme les petites cuillers, le missionnaire au bord du lit (plus confortable que la table de la cuisine) ou l’Andromaque inversée (mais ça fait mal aux cuisses). Si vous arrivez à tenir en levrette sur un seul bras, vous avez tout mon respect et je retourne illico faire des pompes.
Les autres pénétrations. Bizarrement, certains individus ont tendance à confondre "expansion du répertoire sexuel" avec "sodomie et fellation", des pratiques toujours pénétratives… mais encore moins susceptibles de donner des orgasmes aux femmes.
La méthode Coué. Oups, pardon, je voulais écrire : le mythe de la fusion sexuelle. Cette idée voulant que la pénétration permette aux participants de ne "faire plus qu’un" est d’autant plus séduisante qu’elle joue sur notre fibre romantique autant que sur notre soif de justice (moi aussi, j’aimerais bien que le plaisir soit égalitaire).
Alors d’accord, certaines personnes ressentent cette fusion sexuelle… mais de manière exceptionnelle. Notre culture nous fait pourtant considérer l’explosion des limites physiques comme une norme, dont l’aboutissement s’incarne dans le sacro-saint orgasme simultané. En réalité, cet idéal se retourne contre les amants : si les femmes et les hommes sont censés ressentir la même chose au même moment, et que la pénétration vaginale favorise le plaisir masculin, alors les femmes vont avoir tendance à mentir à leur partenaire. Et, parfois, à se mentir à elles-mêmes.
Cet arsenal (de techniques, d’idées) est révélateur : l’idée que le pénis cesse d’être au centre du jeu sexuel, même pendant quelques minutes, produit des résistances considérables.
Si nous investissions cette même énergie, cette même créativité, dans l’élaboration de rapports sexuels différents, dans la stimulation de la libido et du clitoris des femmes, on n’aurait plus d’embêtements sexuels depuis longtemps. Seulement la pénétration vaginale est une pratique symptomatique du génie humain : ça marche mal, ce n’est pas la meilleure manière d’avoir du plaisir, et pourtant c’est la norme.
Pourquoi un tel acharnement ? Déjà, parce que notre imaginaire de la sexualité légitime tourne encore aujourd’hui autour de la reproduction. Ensuite, parce qu’il est difficile de changer les normes quand elles sont anciennes, intériorisées et que le sujet est tabou.
Enfin, parce que si certains hommes sont clairement égoïstes, alors certaines femmes acceptent cet égoïsme. Socialisées dans l’art de négocier, biberonnées au sacrifice amoureux, elles privilégient la solution qui favorise leur conjoint. Quitte à ce qu’il en paie le prix plus tard, quand elles auront perdu tout intérêt pour le sexe.
Notre problème, ce n’est pas que les stratégies pro-pénétration existent, certaines produisent des résultats intéressants, mais qu’elles prennent la place d’une redéfinition du rapport sexuel. Tant que la pénétration vaginale sera synonyme de vrai sexe, notre répertoire restera limité et relativement inefficace. C’est aux pratiques de s’adapter à nos corps. Pas l’inverse. D’ici à la mise en œuvre de ce renversement, nous resterons les princesses Bonaparte des temps modernes.