En ce temps-là, un gouverneur de province souffrait d’une disgrâce qui le perturbait plus que de raison. Il était chauve. Mais entièrement chauve.
Un bel après-midi d’été, il était assis à l’ombre de sa terrasse, prenant le frais devant une jarre de bon vin, quand il vit dans la rue un maître barbier, qu’il connaissait de réputation. Ce dernier se hâtait, sans un regard pour le gouverneur.
- Comment oses-tu, manant ? s’écria le gouverneur, passer devant moi sans me saluer, en faisant insolemment tinter les grelots de ton cheval ?
- Pardonnez-moi, seigneur, dit le barbier, c’est que je suis pressé, on m’attend chez un magistrat de la ville. Je dois aujourd’hui même lui planter des cheveux !
- Comment cela, lui planter des cheveux ? fit le gouverneur.
- Eh bien oui, seigneur ! Ne savez-vous pas, ajouta le barbier avec un rien d’impatience, que l’on plante des cheveux, comme on plante des navets ? C’est un travail fort bien payé, l’on m’attend, et je ne voudrais pas…
- Holà, holà ! je suis le gouverneur de la province, et je dois être servi le premier. Monte sur la terrasse, tu vas me planter des cheveux !
- Mais, seigneur, gémit le barbier, que va dire le noble Ojida ? Il va me faire fouetter.
- Cesse de discuter, et monte immédiatement, ou je te fais appréhender par mes gardes !
Le barbier prit un air résigné, il arrêta sa carriole, attacha son cheval, et grimpa sur la terrasse, après s’être muni d’une lourde sacoche. Il salua très bas le gouverneur, prit place sur un tabouret, installa sur ses genoux une peau de mouton polie. Ensuite, il saisit un poinçon, dont il vérifia soigneusement l’ardillon, enfin, il empoigna une touffe de poils de yack. Le gouverneur observait ces préparatifs avec un peu d’inquiétude :
- Attention à toi si tu ne me plantes pas convenablement des cheveux, menaça-t-il, à tout hasard.
- Je suis un expert en ce domaine, assura le barbier. Ne vous faites aucun souci, et maintenant, posez s’il vous plaît votre tête sur la peau de mouton polie.
Le gouverneur s’exécuta.
Le barbier, d’un geste vif, saisit son poinçon et perça le crâne glabre du gouverneur :
- Aïe ! Que fais-tu donc ? s’écria l'homme.
- Ne bougez pas, seigneur, fit le barbier, ne vous ai-je pas dit, que pour planter des navets, il fallait d’abord creuser un trou dans la terre ?
Il prit une grosse touffe de poils de yack, les disposa avec soin dans le trou qu’il venait de forer dans le crâne. Il les arrangea un moment avec le coup d’œil de l’artiste. Enfin satisfait, il reprit son poinçon, et recommença :
- Aïe ! Aïe ! Aïe ! hurla le gouverneur.
- Cessez de vous agiter ainsi, gronda le barbier. Comment voulez-vous que je travaille dans ces conditions ?
Le gouverneur releva un peu la tête, et questionna presque timidement :
- Dis-moi, le gouverneur, combien dois-tu percer de trous dans mon crâne pour obtenir une coiffure convenable ?
- Hum ! fit le barbier, je ne sais pas exactement, vous avez une grosse tête, disons, une petite centaine.
- Cent trous ! s’exclama le gouverneur, horrifié. Ce n’est pas possible, je n’y survivrai pas !
- Enfin, seigneur, dit le barbier d’une voix sévère, j’aimerais bien savoir ce que vous voulez. Vous vous conduisez comme un enfant capricieux ! Parmi ceux que j’ai eu l’honneur de servir, plus d’un quart a survécu. Voyons, fit-il en comptant sur ses doigts, oui, c’est bien cela, si j’inclus le marchand de poissons, qui est demeuré sourd et aveugle, mais c’était un regrettable accident et…
- Cela suffit ! protesta le gouverneur en se relevant brusquement. Je préfère la vie aux cheveux.
- Comme vous voudrez, seigneur, fit le barbier en s’inclinant très bas et il s’en alla.