C'était un vieux four à chaux dans la campagne de Kiev, à quelque distance des ruines d'un village ou, plutôt, du foyer éteint où charbonnaient encore quelques braises de l'énorme volute de feu qu'avait été, la veille, ce village. Une foule paysanne ameutée par quelques étudiants avait envahi cette bourgade juive et taché de poutres noircies et de briques brisées ce coin de Bessarabie roumaine. Les cadavres de quelques jeunes gens avaient brûlé dans les décombres.
Quelques hommes s'étaient enfuis au loin et erraient dans la campagne. Une vingtaine de ces malheureux s'étaient terrés dans ce four à chaux, de ceux que la mauvaise fortune n'abattait pas et qui déjà songeaient à reconstruire. Avant l'incendie, ç'avait été le pillage savamment organisé : argent, bijoux, robes, meubles, tout était volé ; mais le pogrom n'enlève pas les sommes déposées dans les banques des grandes villes voisines et le roseau d'Israël relevait déjà la cime de sa tige. Le soir tombait sanglant et vineux ; un chien gronda. Des vieux, près de la gueule du four, se regardèrent. Encore des malheurs ?
Un jeune homme s'élança, une grosse pierre à la main ; le chien bondit, mais son aboi s'apaisa. Il tournait joyeusement autour de la haute silhouette qui marchait à grandes enjambées vers le refuge. Le jeune homme revenait en courant, à peine plus vite :
- Ce n'est rien, c'est Schimme Schverous ! haleta-t-il.
-Ah ! ce Schimme, dit un vieux avec lassitude.
Tout de même, on lui fit place. Il prit un coin sombre, s'assit, la tête dans les mains, A côté de lui, une femme dont on avait tué l’enfantelet pleurait à petits sanglots courts, acres, presque des cris. Il lui mit la main sur la tête, la bénissant. La femme se tut. La nuit venait. La maigre clarté d'une torche résineuse jeta comme des doigts noirâtres sur le mur. Quelques-uns, qui cherchaient le sommeil, soupirèrent. Ils étaient mal à l'aise. Le silence, qui d'abord leur avait paru salubre, les énervait.
- Conte-nous une histoire, Schimme, dit l'un d'eux.
- Je n'en sais plus, répondit Schimme.
- Toi qui as tout vu ! Schimme ! Sais-tu ce que l'on dit ?
- On dit tant de choses.
- On dit que c'est toi le Juif errant !
- C'est vrai, dit Schimme.
- C'est vrai qu'il est fou, murmura un vieillard.
- Raconte, Schimme.
- Israël est une goutte d’huile qui surnage sans cesse sur la mer quelle que soit la colère et la hauteur des vagues qui la hérissent, et la force de l’ouragan qui en fait tourbillonner les gouttelettes. Je suis l’humble expression de cette vérité. Depuis que le Temple est tombé, j’erre et j’ai erré ; je me suis fixé d’abord, le temps d’une, deux, trois générations. Partout aux plaines d’ici, aux villes d’Espagne, près des coupoles romaines, des flèches gothiques, des terrasses arabes, la terre a tremblé près de moi et je suis partir à la recherche d’une terre de simplicité et de tranquillité. Israël est peu nombreux. Partout où ses tribus essaient de se reformer pêle-mêle, le grand nombre des différents, des autres, dissipe ses essaims. Il faut longtemps encore, des années et des années pour que les hommes comprennent qu’il n’est pas de nuance dans le grand troupeau humains qui vacille de la naissance à la mort, partout, en fleurissant des berceaux et en sculptant des tombeaux ! L’erreur est immense et multiforme. On a toujours cru sur mon passage, à moi, Ahasvérus, à moi-vous-tous, que je courais après le reflet d’un rêve nostalgique, d’un mirage de passé, vers le temple de là-bas, doré de la sagesse de Salomon et de tant d'héroïsmes. Il n'en est rien ! On a cru que j'attendais le Messie !
- Oh ! murmura, scandalisé, un vieillard.
- Toi aussi, eux aussi ! Vous vous cramponnez à l'idée d'un Messie Dieu-homme ; vous en avez reçu l'idée des Juifs qui ont fondé le christianisme. Vous croyez le croire. Aucun de vous ne le pense sérieusement, ne réalise cette idée dans le plastique, comme une vérité, et c'est parce qu'aucun de vous ne le croit que vous n'admettez pas que le Messie soit venu. Le Temple détruit, vous êtes repartis à la recherche de la Terre Promise que vous voyez, non pas dans telle campagne fleurie, mais dans le règne de la justice et l'accomplissement de la loi. Quelle loi ? La loi humaine ! Qu'importe que vous l'ignoriez. Ce ne sont pas vos croyances qui dirigent vos actes. Vous êtes des fourmis qui amassez les provisions pour le grand voyage de tout le peuple vers la justice. Vous l'aurez, Jérusalem ! Vous la rebâtirez ! Mais ce ne sera pas pour vous réunir au mur des pleurs. Vous y construirez une aire d'où la pensée libre puisse s'envoler sur le monde ; vous oublierez vos contes de nourrices ; vous essaimerez le monde.
- Laisse-nous dormir, Schimme, laisse-nous dormir ! dit un des vieux.
- II est fou, reprit l’autre. Il se croit éternel.
- Les gouttelettes meurent, dit Schimme, c'est toujours la pluie. Les rayons s'éteignent, c’est toujours Je soleil. Adieu, vous ne me reverrez pas !
Le jeune homme, qui l'avait accueilli lui demanda :
- 0ù vas-tu, Schimme ?
- À Jérusalem, conter mes histoires à ceux qui stagnent au mur des pleurs.
- Ils ne t’écouteront pas.
- Pas plus que vous… cela n’importe !
La haute silhouette disparut dans la nuit. Les gens d'Ukraine ou de Pologne ne virent plus Schimme Schverous aux deuils ni aux fêtes. La haute silhouette avait décidément disparu dans la nuit. Pourtant quelques-uns pensèrent encore à lui à cause de la diversité et de l'étrangeté de ses propos et de ses contes. On songea à en fixer le souvenir, à les colliger. Mais quand on s’y prit, il était bien tard. On en avait tant oublié qu’on peut se demander si ce ne sont pas les plus intéressants qui ont disparu.