Dans la fourmilière d’un vaste monastère, vivait un vieux moine discret, humble, sans-grade, un obscur parmi les obscurs, un brin farfelu. Les autres moines le tenaient pour un simple d’esprit.
Il faut dire que malgré toutes les années passées à l’ombre des murs du monastère, il ne brillait pas par son érudition. Le vétéran boudait en effet la lecture des textes sacrés et, à la belle saison, passait le plus clair de son temps au bord d’un étang constellé de lotus, bercé par le murmure du vent, la psalmodie des insectes et le chant des oiseaux.
Il y méditait distraitement, assis sur un rocher, sous un monumental vieil arbre.
Par un bel après-midi d’été inondé de soleil, un groupe de jeunes moines partit faire le tour de l’étang. C’est alors qu’ils purent observer, avec stupéfaction, la manière fort décousue que l’ancien avait de méditer. Il ne se passait pas cinq minutes sans qu’il se penche pour troubler le miroir liquide avec une brindille.
Il allait même parfois jusqu’à se lever pour faire quelques pas, une branche à la main, avec laquelle il tirait une feuille d’arbre hors de l’eau. Son curieux manège fit rire ses cadets qui entreprirent de lui donner une leçon sur la méditation :
- Ne serait-il pas préférable de vous recueillir les yeux fermés afin de ne pas être distrait par le spectacle du monde ? déclara l'un.
- Comment espérer atteindre une haute réalisation spirituelle si vous bougez sans cesse ? Vous ne pouvez pas stabiliser votre esprit ni laisser le souffle circuler harmonieusement, déclara le second.
- C’est vrai, prenez exemple sur le Bouddha, qui a obtenu l’Éveil en demeurant immobile sous l’arbre de l’illumination, conclu le troisième.
Le vieux moine s’inclina pour les remercier de leurs conseils et, tout en leur montrant un insecte qu’il venait de repêcher avec une brindille, il leur dit, un sourire désarmant aux lèvres :
- Vous avez sans doute raison, mes jeunes frères. Mais comment pourrai-je méditer sereinement s’il y a autour de moi des êtres vivants en train de se noyer ?
La bande des cadets resta interloquée. Il y eut un long silence puis l’un d’eux, rompu aux joutes métaphysiques et voulant à tout prix sauver la face, répliqua :
- Vous devriez vous retirer dans une grotte pour vous consacrer à votre propre salut. Ne vous souciez pas trop du destin des autres. Laissez faire l’ordre naturel du monde. Chacun récolte le résultat de ses actes antérieurs. Telle est la loi du karma.
Et, sur ces paroles sentencieuses, les donneurs de leçon se drapèrent dans leurs toges monastiques et s’éloignèrent. Ils gagnèrent une passerelle qui enjambait l’étang. C’est alors qu’au beau milieu de la traversée, l’un d’eux glissa sur une planche moussue et tomba à l’eau.
Le malheureux, qui n’était autre que le discoureur karmique, pataugeait parmi les nénuphars, visiblement en train de se noyer. L’étang était profond à cet endroit. Ce fut l’affolement général, aucun des moines ne sachant nager.
Le vieil original, son infatigable sourire aux lèvres, se leva d’un bond, prit une branche et, comme elle n’était pas assez longue, il se mit à marcher sur l’eau. Sous le regard médusé des jeunes moines, il crocheta le candidat à la noyade et le tira jusqu’à la berge sans même mouiller les pans de sa robe rapiécée.
L’histoire miraculeuse fit le tour du monastère. On tenait désormais le vieux pour un saint, un bodhisattva caché, un Bouddha vivant. Il en prit ombrage car il ne supportait pas d’être un objet de dévotion.
Il gagna une autre province où il se cacha dans la fourmilière d’un vaste monastère.