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Catherine

Rêves

Deux ombres glissaient dans la nuit d'Ujjaïn. Le roi Vikram et son vizir et ami, Butti, circulaient parfois en ville sous des déguisements variés. Ainsi, espéraient-ils flairer de près les joies et les peines du peuple.

Cette nuit-là, Butti tenait le rôle d'un marchand, le roi celui de son serviteur. Ils sortirent de la ville avant la fermeture des portes et marchèrent vers l'ouest. Comme ils traversaient un quartier misérable, ils entendirent une musique.

- Entends-tu ? dit le roi. Qui peut faire la fête à cette heure tardive et dans un lieu pareil ? Suis-moi, je veux savoir.

Ils parvinrent auprès d'une cabane de torchis en lambeaux. Ses nombreuses fissures laissaient passer des chants et le son d'un tambourin.

- Si j'en juge par leur demeure, ceux qui habitent ici doivent connaître une pauvreté terrible. Même dans ce quartier misérable, nulle autre maison n'est aussi délabrée. Comment parviennent-t-ils à chanter et danser ainsi ?

Vikram se pencha pour regarder à l'intérieur et ce qu'il vit le laissa stupéfait :

- Butti, sais-tu ce que je vois ? Un vieil homme qui pleure, une nonne ou une veuve, enfin une femme rasée qui danse, et un jeune homme au regard triste qui chante et bat le tambourin. Que se passe-t-il ? Peux-tu me l'expliquer ?

- Certes non, Sire. Je l'ignore.

- Entrons, Butti, je veux comprendre, allons leur poser ma question.

- Il me semble, Sire, que ces gens-là tentent de trouver un peu de joie et qu'il serait indélicat d'aller les questionner.

N'écoutant que son impression, le roi alla vers la porte de la masure, Butti le suivi vivement.

- Sire, permettez que je frappe, je suis supposé être le marchand et vous mon serviteur. Laissez-moi poser les questions à ma guise, je vais tenter de susciter leurs confidences sans les offenser.

Le jeune homme vint ouvrir la porte, les dévisagea attentivement.

- Bonne nuit, qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?

- Nous sommes des voyageurs en route pour Ujjaïn. Nous cherchons une auberge où dormir cette nuit. Comme nous passions devant votre porte, nous avons entendu la musique. Nous nous sommes dit : "ils ne sont pas couchés." Alors nous avons frappé à votre porte pour demander notre chemin.

- Les portes d'Ujjaïn sont fermées à cette heure. Ce quartier est très pauvre, vous n'y trouverez pas d'auberge.

- Oh vraiment ? Quel ennui ! Accepteriez-vous de nous recevoir pour la nuit ? Nous partirons dès l'aube. Nous nous contenterions d'un coin obscur, nous ne voulons pas vous déranger.

- Cette maison est en deuil. Pardonnez-moi. Je ne peux pas vous inviter.

- En deuil dites-vous ? Mais vous chantiez et dansiez ! s'exclama Vikram.

- Ce sont là nos affaires. De quoi vous mêlez-vous ?

- Excusez mon serviteur, intervint Butti, c'est un homme simple qui s'étonne facilement. Toutefois, si vous êtes en deuil, permettez que nous nous joignions à votre veillée.

- Vous m'êtes inconnus. Quelle motivation vous pousse ?

- C'est la coutume de notre pays. Lorsque les gens sont joyeux et que tout va bien, ils peuvent faire ce qu'ils veulent, personne ne s'en mêle. Mais vienne un deuil, nous allons veiller avec ceux qui souffrent afin de partager leur chagrin et tenter d'alléger leur cœur. Nous ne sommes pour vous que des voyageurs, mais nous sommes des hommes et serions honorés si vous nous acceptiez dans ces conditions.

- Si c'est votre volonté, entrez, répondit le jeune homme. Merci de vouloir partager la tristesse qui nous accable. Je crains hélas que nul ne puisse l'alléger, mais votre attention nous touche.

Ils purent enfin entrer dans la masure. Le vieillard les salua. D'un pan de sari, la jeune femme couvrit sa tête rasée, une partie de son visage aussi.

- Pardonnez mon indiscrétion, dit Butti feignant l'embarras, mais afin que nous ne commettions pas d'impair, ayez l'obligeance de nous dire en quelques mots quel est votre deuil.

- Mon père que voici est un pauvre homme. Il s'est retrouvé veuf très tôt, a travaillé durement pour m'élever. Il a fait un jour ce rêve que je serai un homme instruit et que je travaillerai comme scribe à la cour du roi. Il a usé sa santé pour payer mes études dans une grande école. Je suis revenu instruit, certes, mais pas scribe à la cour.

- N'avez-vous pas concouru pour l'être ?

- Il n'y a aucun poste vacant au palais depuis fort longtemps. Je n'ai donc pas pu concourir.

Vikram et Butti hochaient la tête ensemble. Vikram, perplexe, interrogea encore :

- Mais est-ce là le deuil particulier que vous honorez ce soir ?

- Non, mon père a rêvé la nuit dernière qu'un prince allait venir ce soir et que notre misère allait finir. Hélas, il est minuit passé, aucun prince n'est venu. Mon père en est désespéré. Il avait demandé à mon épouse d'acheter une coupe d'argent afin que le prince puisse boire dans un récipient digne de lui. Comme notre bourse était vide, elle a vendu ses cheveux pour payer ce trop bel achat. Ce soir, elle ressemble à une veuve, nous avons une coupe inutile et mon père se désole. Afin de tenter de le consoler, nous chantons et dansons pour lui.

- Elle ne retrouvera pas ses tresses dès demain, dit le roi, mais peut-être serez-vous le vainqueur du concours qui a lieu demain à Ujjaïn pour un poste de scribe ?

- Il y a un concours à Ujjaïn ?

- Oui bien sûr, repris Butti, c'est justement pourquoi nous sommes en route, je viens concourir moi aussi.

- Comment se fait-il que des étrangers aient connaissance de ce concours tandis que nous, qui vivons si près de la ville, n'en avons rien su ?

- Désormais vous voici informés. Tentez donc votre chance demain !

- Oui, merci, merci !

Ils restèrent ensemble quelques heures à chanter, puis Butti, voyant le jour par les fissures du logis, se leva, salua la maisonnée.

- Nous vous remercions de votre accueil. Que Dieu vous protège et vous apporte la prospérité. Quant à nous, il nous faut continuer notre route maintenant.


Ils laissèrent une bourse au pied du vieillard.

Rentrant au palais sans tarder, ils firent publier le concours pour un emploi de scribe au palais. Tous les érudits de la ville accoururent dans le grand hall. Le jeune homme était là lui aussi, vêtu modestement parmi les soies et les broderies, très embarrassé au milieu de ces hommes pleins de superbe.

Le sujet de l'épreuve fut ainsi énoncé :

"Pourquoi un vieil homme pleure, une nonne rasée danse et un jeune homme chante en jouant du tambourin ?"

Évidemment, seul le jeune homme de la nuit parvint à raconter une histoire sensée. Et il l'écrivit si bien qu'il fut à l'unanimité désigné vainqueur du concours.

Lorsqu'il revint chez lui porter la nouvelle, il offrit à son père en riant du thé dans la coupe. Il lui raconta, songeur, l'énoncé du concours et sa première entrevue avec le roi Vikram :

- Il m'a félicité, m'a dit qu'il était heureux de m'accueillir parmi les scribes. Il m'a dit aussi qu'il aimait avoir autour de lui des hommes capables de chanter dans l'adversité. Il a eu ce mot qui m'émeut :

- C'est au plus noir des nuits que germent les aurores.

Rêves

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